Poèmes
8.1
Poèmes

livre de Paul Celan (1963)


  • "Personne ne témoigne pour le témoin" in Aschenglorie


Né dans une Bucovine récemment devenue roumaine et plus précisément dans la capitale Czernowitz, surnommée la « Klein-Wien », Paul Antschel - avant d’être Celan - est d’emblée lié par le destin à la langue allemande. Cet attachement est d’abord historique, c’est celui des Juifs à la monarchie autrichienne des Habsbourg qui gouvernait jusqu’alors la province de Bucovine.
L’attachement à la langue est également maternel. L’histoire est classique : le poète a eu un père bourru qui, jaloux de l’attention qu’une mère portée sur les lettres et la poésie vouait à son fils, développa un fort antagonisme avec ce dernier.
Paul Celan est un poète important : il est celui qui a écrit des poèmes après Auschwitz, obligeant Adorno à corriger sa célèbre formule, il a été l’ami-amant d’Ingeborg Bachmann, celui que Claire Goll (détestable lors de son passage dans l’émission Apostrophes) a injustement conspué, l’accusant de plagiat par rapport aux poèmes de son mari Yvan Goll - quasiment oublié - alors même que c’est elle qui reprendra sans vergogne la traduction que Celan avait faite de ces poèmes, il est aussi celui qui s’est confronté directement au silence de Heidegger.


Mais Paul Celan, c’est avant tout l’importance du langage et la singulière vocation d’être un poète juif de langue allemande.
Son rapport au langage est emblématique ; lui qui, submergé par ses sentiments, pouvait prendre congé de son interlocuteur, pour lui tendre peu après une lettre qui condensait ce qu’il n’avait pas réussi à dire. Il était polyglotte : maîtrisant très tôt le Hochdeutsch grâce à l’insistance de sa mère ainsi que le roumain, comprenant le yiddish, ayant appris le russe lors de l’occupation soviétique et le français à l’université de Czernowitz et lors de séjours à Paris.
Or, un événement majeur survient en 1942 : il perd ses deux parents dans un camp de travaux forcés. L’assassinat de sa mère d’une balle dans la nuque marque le début et la fin de tout ; c’est le point de douleur dont il ne s’éloignera jamais et qui guidera sa poésie de la mémoire et de la remémoration. Comment la poésie peut parvenir à préserver les êtres aimés de l’ombre de la mort alors que « der Tod ist ein Meister aus Deutschland » (Todesfuge) ?


En effet, sa poésie est bâtie sur une contradiction. Son « destin », c’est celui d’écrire des poèmes en allemand et ce, même si « la main qui ouvrira [son] livre aura peut-être serré la main de celui qui fut l’assassin de [sa] mère… » (cf. une lettre de 1946 à Max Rychner).
L’allemand est cette langue dont il a hérité, cette langue si chère à sa mère qui lui a fait découvrir la poésie. La voix de sa mère résonne dans l’allemand.
Or, dès 1933, l’allemand est autant la langue des Nazis que la langue des grands poètes comme Rilke, Hölderlin ou Heine - ce dernier étant un autre poète juif exilé à Paris (d’ailleurs, son poème « Die Lorelei » est si emblématique de l’âme allemande que les Nazis, ne pouvant l’exclure des anthologies, ont dû remplacer le nom de Heine par « Anonyme »). Écrire dans la langue des bourreaux.
D'autre part, sa poésie témoigne sans cesse de l’écart entre la faiblesse des mots et l’atrocité absurde d’un événement. Tout au plus emploie-t-il l’expression « was geschah » pour désigner « ce qui s’est passé ». Sa poésie se fonde donc sur l’impossibilité de dire.
Et pourtant, la langue allemande possède ce pouvoir de créer et composer : en joignant des adjectifs et des noms, le poète peut rapprocher deux réalités distinctes dans l’unité même du mot, sans avoir besoin de tiret (ce qui n’est pas sans difficulté pour les traducteurs).
Le poème trahit, inévitablement, mais la parole est néanmoins nécessaire car seule la langue a été sauvée. Voilà les paradoxes que condensent sa poésie souvent mélancolique.


DIE SPUR EINES BISSES im Nirgends / LA TRACE D’UNE MORSURE dans le Nulle part


Auch sie / Elle aussi,
mußt du bekämpfen, / Tu dois la combattre,
von hier aus. / d’ici.


Ici, c’est le lieu poétique. De là où peut surgir une invitation. La main tendue est humaine, tout comme celle qui écrit le poème.
Le texte est alors l’espace d’une rencontre, un espace dialogique où le témoin et l’interlocuteur peuvent avoir la chance de se croiser. Les poèmes de Celan reposent souvent sur l’adresse à un lecteur, à un destinataire susceptible de recueillir le poème, fût-il Personne. Le poème est la recherche de l’Autre.
« Loué sois-tu, Personne » (« Gelobt seist du, Niemand ») écrit Celan dans Psalm.
Personne est un médiateur. Célébrer Personne, c’est célébrer quelqu’un (pensons à l’Oũtís d’Ulysse). La poésie crée des réalités qui n’existaient pas avant d’être nommées. Elle cherche un écho en s'acheminant vers le Toi : « o einer, o keiner, o niemand, o du » / ô l’un, ô aucun, ô personne, ô toi (dans ES WAR ERDE IN IHNEN).


D’autre part, plusieurs événements dans sa vie vont renforcer sa paranoïa et nourrir l'idée d'une conspiration oecuménique contre les Juifs.

Tout d’abord, une rencontre heureuse en 1952 : celle avec Gisèle de Lestrange, artiste issue de la noblesse française catholique bien-pensante, ne parlant pas allemand mais admirant le travail de Celan. Elle deviendra une épouse confidente et la mère de son fils.
Mais en 1952 se poursuit également la difficile relation avec l’Allemagne.
À l’instigation de Bachmann, Celan est invité à Niendorf pour lire ses poèmes lors d’une réunion du « Groupe 47 » réunissant de jeunes poètes allemands.
Mais en lisant sa célèbre Todesfuge (https://www.youtube.com/watch?v=pHgYRtefUqs) dont la régularité rythmique se fait le reflet d’une cruauté mécanique, sa diction douce tranche avec ce que le public a l’habitude d’entendre. L’un des jeunes poètes ose même l’affront de comparer sa prosodie à celle de Goebbels. Celan est désemparé devant ces gens qui ne partagent pas le même passé historique que lui mais l’événement marque aussi le début de son succès en Allemagne. Celan parlera plus tard de cette déception : « J’avais espéré que certains écrivains plongeraient au plus profond d’eux-mêmes mais de quoi s’entretenaient-ils ? De football… ».


Mentionnons également la rencontre cruciale avec Heidegger en 1967. Alors que Celan est venu lire ses poèmes à l’université de Fribourg, Heidegger se tient au premier rang.
Ce dernier s’intéresse assez tôt à Celan, lui qui accorde une grande importance à la tradition poétique issue de Hölderlin. Les deux poètes partagent le même genre de réclusion et cherchent à explorer les abîmes de la langue allemande (cf. le poème Tübingen, Jänner où Celan parle des tours de Hölderlin). Mais des similitudes peuvent également être envisagées entre Heidegger et Celan : outre l’importance accordée au langage poétique fondateur chez Heidegger, manipulant les mots de la langue allemand dans un jeu incessant sur les préfixes, suffixes et la substantivation, on retrouve l’idée du négatif, du creux. Si l’être se livre à partir de son retrait, le poème Psalm célèbre "Personne". Mais il existe néanmoins une différence majeure : si cela est une vérité ontologique pour Heidegger, c’est une catastrophe historique pour Celan.
Malgré ses réticences, Celan rencontre donc Heidegger « mit einer Hoffnung auf ein kommendes Wort im Herzen » ; avec l’espoir d’une parole à venir, du coeur. Mais comme il fallait s’y attendre, Celan se confrontera à « beaucoup de choses tues » - dans l'attente d'une parole qui n’arrivera jamais.
Un poème est issu de cette rencontre et se nomme Todtnauberg, mot qui désigne le lieu situé dans la Forêt Noire où Heidegger a installé sa cabane mais qui possède aussi d’autres significations précises. "Tod" signifie la mort et Todt est précisément le nom du commandant SS chargé de la déportation et de la liquidation des Juifs de Czernowitz. Mais cette rencontre était plus que l’attente d’une parole sur le peuple juif puisque les deux personnages se reverront deux fois. Celan, de plus en plus isolé, n’était pas insensible à l’admiration que lui portait Heidegger.


Néanmoins, Celan est un poète habité par la mort. L’image entêtante qui revient dans ses poèmes est l’acte de creuser (schaufeln), creuser dans ce qu’il reste d’existence, être contrait de creuser « ein Grab in den Lüften », une tombe dans l’air.
Tout part d’un constat : la langue, elle, a survécu. Seulement, « elle dut alors traverser son propre manque de réponses », « traverser les mille ténèbres des discours porteurs de mort » (cf. le Discours de Brême). Celan nous rappelle l’essence dialogique du poème. Bien qu’éphémères, uniques et ponctuels, « ils font route vers quelque chose ». Vers quoi ? « Vers un Toi invocable, vers une réalité à invoquer ». Dans une lettre à Hans Bender, datée du 18 mai 1960, Celan écrit :
« Nous vivons sous des cieux assombris et - il y a peu de vrais êtres humains. C’est sans doute la raison pour laquelle il y a si peu de poèmes. Les espérances qu’il me reste ne sont pas grandes ; je tente de sauvegarder ce que j’ai hérité ». L’oubli n’est pas permis, il faut tenir, se tenir debout (stehen), du moins essayer…


Paul Celan, c’est l’illustration du tragique de l’existence. Lors de son dernier voyage en Allemagne, il fera un détour par Colmar pour contempler le retable d’Issenheim. Devant tant de souffrance, il laisse échapper deux paroles : « Cela suffit. »
Ainsi, dans la nuit du 19 avril 1970, Celan se jette dans la Seine depuis le Pont Mirabeau.
Il avait souligné une phrase dans un texte de Clemens Brentano consacré à Hölderlin : « Parfois ce génie s’assombrit et s’abîme dans le puits amer de son coeur. »

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le 4 juin 2018

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