Rien, cette écume, vierge vers...

Cela fait un moment que je lis Mallarmé sans vraiment avoir compris le bonhomme, mais il m'a toujours absolument fasciné. En terme d'accroche un peu facile peut-être, que dire sinon que si l'on aime Baudelaire, il faut lire Mallarmé?


Car avant d'être celui qu'on dépeint souvent, ce poète obscur, incompréhensible, qui se tourne vers la vie de Mallarmé fait vite l'expérience d'un autre point de vue : poète étonnant, touchant, véritablement fou de Baudelaire dans sa jeunesse (mais Hugo et Musset ne sont jamais loin), menant sa poésie sur des terrains vraiment choquants à l'époque, comme s'il voulait être plus baudelairien que Baudelaire lui-même... Plus tard, écrire deviendra pour lui un véritable supplice, celui de "creuser le vers", d'aller au fond des mots jusqu'à en devenir presque fou. La poésie de Mallarmé est finalement celle d'un poète qui a glissé, progressivement, dans la crise, celle du vers, une crise de la langue qui s'est imposée à lui, se transformant en crise existentielle, la "crise de Tournon", lors de l'écriture du magnifique Hérodiade.


S'il fallait dire les choses simplement, on pourrait avancer qu'il y a des poètes qui accumulent, développent, font croître leurs phrases jusqu'à l'explosion, les délitent avec bonheur : Mallarmé fait à peu près pareil, mais dans la concision, dans la douleur aussi. Il creuse, il triture la langue, il recherche sans cesse à condenser les vers pour les faire briller, il fait un ouvrage de bijoutier. C'est rond, c'est plein, ça résonne de tous côtés, ça fait jaillir du sens de partout. A ce titre regarder les versions des manuscrits est vraiment étonnant : travail fou, acharné, sur quelques mots, poèmes retravaillés encore et encore des années plus tard, travail d'une vie. Les études génétiques des poèmes montrent bien qu'une densité référentielle, celle du poids du monde et des êtres, s'estompe progressivement chez Mallarmé pour faire chanter les mots. Au vide d'une esthétique symbolique, toujours tournée vers les mots, le réel s'estompe, s'efface. Jusqu'à la vie du poète lui-même : pour Mallarmé, le créateur doit s'effacer, "laisser l'initiative aux mots", il faut redonner un sens plus pur "aux mots de la tribu", celle des mots de tous les jours, et pour cela inventer un langage total, neuf. L'art de Mallarmé est dans la concision, non pas l'opacité. Condenser, sertir, sur-structurer la langue pour lui donner de l'éclat, trouver toujours le mot le plus pur. Si bien que si le réel s'efface, devient ombre, non-existence, abolition dans l'espace du poème ("aboli bibelot d'inanité sonore"), c'est avant tout pour donner toute leur place aux mots, les faire sortir de leur usage et leur donner une portée nouvelle : Mallarmé était à la recherche de la clarté. Ce sont peut être ses interventions critiques et son mépris pour le langage courant qui ont donné cette image d'élitisme, avec laquelle il a probablement joué. Mais le poète était beaucoup plus complexe que ce que la tradition pseudo-universitaire laisse transparaître, elle qui souvent appose des étiquettes et des codifications arrêtées trop rapidement : il suffit de lire attentivement "L' Après-midi d'un faune", cet "admirable poème cochon" selon les mots de Verlaine, pour entrevoir en filigrane - ô nous lecteurs rougissants ! - des scènes bien plus crues et érotiques dans leur vraie profondeur que cet érotisme de surface, parfois vain et creux, que l'on prête à notre modernité.


Les Poésies, ouvrage d'une vie entière, forment une lecture totale et exigeante, qui résiste sans cesse au sens, à un sens. Le travail sur la langue, sa densité, ses résonances, les questions poétiques soulevées sont à la fois fascinantes, difficiles, complexes, vivantes. S'il fallait retenir un poème pour approcher Mallarmé, je dirais de manière fort personnelle et partisane, qu'il faut lire "Salut", le petit poème qui ouvre les Poésies, qui m'a toujours absolument fasciné. Quelques mots, un "Rien", débutent l'ouvrage de façon magistrale et font littéralement exploser en un tout chaotique et infini les potentialités du langage. Jeux de résonances, d'homophonies, clins d'œil : d'un salut classique du poète au lecteur, Mallarmé trace une représentation de la solitude du poète, métaphore du bateau filant sur la mer et de son capitaine, salut à la fois au lecteur et Toast à une réunion, enfin image érotique de la jouissance de l'acte sexuel (relire le poème avec un éclairage purement érotique faire naître d'étranges images) mais aussi jouissance de l'acte d'écrire, de créer : ici, par exemple, la "coupe" du deuxième vers est la coupe du poème, le fait que le navire coupe les flots, et la coupe levée à un toast lors d'une réunion, salut métaphorique au lecteur. Le "blanc souci de notre toile", voile du navire, page blanche et draps du lit un peu trop mis à mal... Regardons le jeu des lettres NAV et SAL aussi qui sont aussi portées "debout" dans un acte de fierté créatrice toute masculine. Ici tout est pensé, réfléchi et sur-construit en petit bijou bourré de sens, étendard de la richesse d'une esthétique.


Tout cela avec si peu de mots, finalement.


Rien, cette écume, vierge vers...
https://www.poetica.fr/poeme-146/stephane-mallarme-salut/

Zaul
10
Écrit par

Créée

le 16 mai 2012

Critique lue 1.9K fois

42 j'aime

4 commentaires

Zaul

Écrit par

Critique lue 1.9K fois

42
4

D'autres avis sur Poésies

Poésies
Dhaulagiri
7

Esprit mallarméen

Poèmes dont le sens (au moins au premier abord) est souvent obscur. Ce qui à la fois déconcerte et subjugue c'est une absence de réel au profit de son évocation abstraite et symbolique via une...

le 25 nov. 2016

8 j'aime

1

Poésies
LeinaManneskju
10

Brise Marine

C’est en 1865 que Stéphane MALLARMÉ rédige, sous l’influence directe des Fleurs du Mal de Baudelaire, un poème qui fera date, digne du Maître : Brise MarineLa chair est triste, hélas ! et j’ai lu...

1 j'aime

1

Poésies
ThierryCabot
10

Mallarmé : de l'impuissance au néant.

Les biographes de Stéphane Mallarmé s'accordent tous pour reconnaître que celui-ci dans son adolescence se signala par une abondante production. Comme tout poète majeur, l'auteur de "Apparition"...

le 21 nov. 2022

Du même critique

Voyage au bout de la nuit
Zaul
10

Autopsie syntaxique

Il m'a fatigué le Céline, et même vraiment mis le moral dans les chaussettes. J'avais toujours eu un peu de mal à entrer dedans, à m'y mettre : j'ai cette fois pris les choses en main et je me le...

Par

le 2 avr. 2012

121 j'aime

14

Sans soleil
Zaul
10

Un visage et une voix

Sans soleil est un objet visuel étonnant, aussi simple que complexe, une grande toile où des pistes semblent lancées dans tous les sens, des réflexions, des ponts multiples entre thématiques, lieux...

Par

le 26 août 2011

79 j'aime

2

Endtroducing.....
Zaul
10

Critique de Endtroducing..... par Zaul

"Endtroducing.....", titre judicieux pour un album qui désigne son objet en même temps qu'il le termine : fin et commencement, début et pourtant en même temps fin d'une époque. Prétentieux peut-être...

Par

le 20 déc. 2011

66 j'aime

6