La novlangue existe, d'ailleurs on l'utilise tous les jours

Chanard a toutes les raisons d’être heureux. Ce jeune cadre aussi ambitieux que talentueux sort tout droit de l’Ecole, dispose d’un foyer aimant, et plus important encore, il vient d’être embauché comme ingénieur financier par le Groupe. « Le » Groupe, c’est-à-dire le seul groupe qui comptera désormais à ses yeux, tout comme nous appelons pompeusement notre planète « la Terre » comme si aucune autre n'existait.


Parfaitement à l’aise dans les sphères managériales, il va gravir les échelons d’un monde rationnel, utopique, où la faiblesse et le doute n’ont pas leur place. Pourtant, autour de lui, les accrocs, les détails qui sonnent faux vont en se multipliant : son ami Vautier, licencié parce qu'il détonne étrangement, sa femme Cécile « mise au placard » par ses employeurs une fois devenue mère, ou encore les « Cat-bonds », ces coupons prétendument éthiques, indexés sur la probabilité que des catastrophes naturelles se produisent… Et Chanard a de plus en plus de mal à se convaincre que tout est pour le mieux.
Le projet porté par ce premier roman a le mérite d’être clair : s’attaquer au discours managérial, déconstruire sa prétendue neutralité pour exposer au grand jour sa véritable nature ; une machine à broyer les êtres qui déborde de l’entreprise et noie l’individualité dans une idéologie d’autant plus insidieuse qu’elle prend l’apparence de la rationalité.
Pour ce faire, l’auteur utilise toute les armes littéraires dont il dispose. Il multiplie les symboles à travers l’usage des majuscules et des appellations totalisantes « Groupe » et « Structure », joue sur l’absence d’humanité du héros dont le prénom n’est jamais révélé, délaisse le dialogue pour se concentrer sur le mécanisme de la pensée et les biais qui viennent s’y insérer, et mêle fiction et faits réels pour mieux troubler le lecteur…. Au passage, l’auteur évoque la peur des catastrophes naturelles, la financiarisation à l’extrême de nos économies et l’élitisme qu’il fait rimer avec conformisme.
Au-delà de l’étude du langage, le livre porte une réflexion sur la rébellion et la liberté des hommes face à une entité qui les dépasse. En effet, Chanard oppose à l’impeccable rhétorique du Groupe un simple sentiment, une nausée formée à l’annonce de son succès. Son destin, tout comme sa prise de conscience, est parallèle à celui du héros de 1984 : Chanard est assez humain pour saisir le caractère oppressant du groupe, assez libre pour essayer le fuir, mais pas assez fort pour le vaincre et pour éviter de retomber dans les mêmes pièges. Cécile présente un cas encore plus effrayant puisqu’elle elle s’érige en garde-fou d’un système qui l’a pourtant rejeté, et se fait le porte-parole du management.


Dans le roman, pas d'échappatoire possible. Mais qu'en est-il de la vie réelle ?


Je ne sais pas si ce livre pousse à la résistance personnelle, mais il a le mérite d'appeler un chat un chat et de nous mettre les yeux en face des trous. A nous d'en faire ce que nous voulons.

calamity23
9
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le 20 déc. 2020

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calamity23

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