J'ai passé un été assez dur à me confronter à de la littérature autour de la question de l'islam et de l'islamisme. Non pas que j'aie pressenti que cette question allait devenir omniprésente. Cette démarche résultait d'une volonté de comprendre la véhémence que pouvaient avoir des amis fervents lecteurs de Charlie et dont je trouve qu'ils dérivent de plus en plus à droite. J'ai donc acheté dans un même mouvement le Frère Tariq de Fourest et le Pour les musulmans de Plenel. En espérant, je ne le cache pas, trouver dans le second un antidote à la première. Ce n'est hélas pas le cas. Je rédige avec quelques mois de retard, car il m'a fallu du temps pour décanter Fourest.


Commençons par dire ce que je pense de Plenel. On le peint en calculateur voulant déstabiliser la république à cause de son passé trotskiste anticolonialiste. Les adorateurs de Charlie le peignent en traître complice des attentats de 2015. C'est un homme épris de démocratie et de pluralisme, qui s'est éloigné du journalisme pour aller vers l'éditorialisme. Il ne faut pas se voiler la face : il a eu de très mauvais choix liés à Tariq Ramadan, dans lequel il espérait voir le musulman éclairé qu'il cherchait. Cela l'a amené, lors d'une tristement mémorable conférence commune à Brétigny-sur-Orge avec le violeur tête d'affiche des Frères musulmans en France, à utiliser une citation de Péguy laissant entendre que Charlie n'aurait pas dû publier les caricatures ("On ne fonde aucune culture sur la dérision. La dérision, le sarcasme et l'injure sont des barbaries. Ils sont même des barbarismes"). Et comme tout auteur ayant un égo mal placé, il ne s'est à ma connaissance jamais excusé de cette intervention inexcusable. Depuis, Fourest et les autres ne lui ont jamais pardonné et veulent sa tête sur un plateau.


J'ajoute que Plénel est quelqu'un qui a malgré tout compté pour moi car il m'a fait connaître cette citation d'Edouard Glissant qui m'a beaucoup suivi "Agis en ton lieu et pense avec le monde".


Qu'en est-il donc de ce court opuscule, Pour les musulmans, que d'ailleurs Plénel venait présenter le soir de cette conférence ? Il ne comblera malheureusement pas le besoin que nous aurions de mieux comprendre la communauté musulmane. Le titre ne s'adresse pas "aux" musulmans, mais "en défense" des musulmans. Le titre s'inspire d'une tribune écrite par Zola deux ans avant son "J'accuse", intitulée "Pour les Juifs", dans lequel le romancier mettait sa notoriété dans la balance pour défendre la communauté juive accusée de menacer la république. L'ouvrage de Plénel souhaite faire exactement la même chose. Mais du coup, il ne cherche pas à décrire l'islam, à l'excuser. Il retrace les fois où des communautés vulnérables, par le passé, ont servi de bouc émissaire à l'extrême-droite et aux calculs politiciens. Il réaffirme l'importance des droits de l'Homme. Il en fout plein les dents aux réacs qui commencent déjà à avoir leur rond de serviette sur les plateaux télés. Mais il parle peu, très peu de l'islam et de l'islamisme en France.


J'aime tout de même ce livre, car quoi qu'en disent les intenteurs de procès d'intention, il ne remet pas en cause la laïcité et dresse le portraît de la France que j'aime. Celle qui accueille quelle que soit l'origine, qui diffuse ses Lumières, qui protège les plus faibles. Je ne sais pas si cette France existe encore ou même si elle a déjà existé, mais c'est la France que j'aime.


Hélas ce livre ne démonte pas l'argumentation de Fourest, qui avait dès 2004 prévu un certain nombre des arguments de Plénel. Ses partisans diront que Plénel fait comme si l'islamisme ne faisait pas des morts dans notre pays, qu'il utilise la même rhétorique anticoloniale qu'utilisent les activistes des Frères musulmans pour infiltrer les milieux altermondialistes, qu'en disant qu'il faut respecter la différence des musulmans, il ouvre la porte à ceux qui veulent réclamer des horaires non mixtes pour les piscines publiques au nom de la "pudeur" exigée de la femme musulmane, bref on n'avance pas face au procès qui nous est fait et c'est bien dommage. C'est un peu facile de faire taire ceux qui critiquent l'islamisme en les fondant parmi les racistes néocoloniaux.


Au moins ce livre a le mérite de se rappeler où on se tient. Dommage qu'il ne lève pas les ambiguïtés qu'on reproche aux défenseurs des droits de l'Homme. Mais faut-il le faire ? J'en sais fichtre rien. Je vois juste qu'on n'avance pas. Nous sommes en 2020 et chacun campe sur les mêmes positions que ce livre de 2014.


Synopsis.


Ce court livre de 120 pages (lu en une soirée) est découpé en dix chapitres.
1 - Le point de départ est une citation de Finkielkraut, "Il y a un problème avec l'islam en France". On revient sur d'autres déclarations de ce dernier, comme "L'antiracisme sera au XXIe siècle ce qu'a été le communisme au XXe". Plenel renvoit Finkie a des déclarations antérieures plus ouvertes, avant qu'il n'adhère à la théorie du grand remplacement.


2 - Plenel fait un parallèle de l'islamophobie avec l'antisémitisme, en s'appuyant sur les rapports de la CNCDH, qui souligne le glissement d'un racisme biologique à un racisme qui se retranche derrière le culturel. En face, on ferait de l'islamophobie une opinion qui peut se défendre, fréquentable, voire nécessaire. Valérie Igounet note que l'antisémitisme a été remplacé à l'extrême-droite par l'islamophobie, avec cet aveu de L. Aliot : l'antisémitisme était "la chose à faire sauter". Plenel dénonce la rhétorique de "l'identité contre l'égalité", le "bonheur vénéneux de rejeter ensemble", et le passage de l'extrême-droite à une forme de respectabilité.


3 - "Aurions-nous oublié le meilleur de nous-même ?" demande ensuite Plénel en faisant un rappel sur l'affaire Dreyfus, citant notamment, donc, l'article de Zola "Pour les Juifs". Avec les mêmes mécaniques essentialisant un supposé ennemi intérieur. Qu'on prend le risque de créer, telle une prophétie autoréalisatrice. Après cet article, Zola doit s'exiler en Angleterre et on le retrouve étrangement asphyxié en 1902. Plenel reprend l'image des poupées gigogne : une fois lancé sur un ennemi intérieur, le racisme en trouvera forcément d'autres.


4 - Retour sur S. Letchimy, député qui avait vertement répondu au "Toutes les civilisations ne se valent pas" de Guéant en 2012. Martiniquais, son intervention est stupidement qualifiée de "dérapage". L'extrême-droite s'est toujours bâtie sur la négation de l'égalité. Il a fallu attendre les années gaullistes pour qu'elle se convertisse à la république. Le racisme trouve son fondement dans le colonialisme, sous couvert de civilisation, comme le rappelaient Hannah Ahrendt puis Enzo Traverso et bien sûr Césaire. Le sarkozysme a fait sauter des digues avec l'extrême-droite en termes de discours, de ce point de vue.


5 - Retour sur les années Valls, qui dès 2013, en tant que ministre de l'intérieur, identifiait trois défis pour la république : la compatibilité de l'islam, l'immigration africaine, l'immigration par regroupement familial. On revient sur ses velléités d'interdire le voile dans l'espace public, de déclarer que parler d'islamophobie est "le cheval de Troie des salafistes" et de "l'ennemi intérieur". Avec l'excuse d'une situation d'exception. Suit une belle page sur l'incompatibilité de l'état d'exception avec la démocratie citant Carl Schmitt (p. 67-68) et Foucault. Retour sur la déchéance de nationalité, que Valls prônait en 2014, courant après le FN, après l'avoir qualifié de "nauséabond" en 2010. Retour aussi sur le discours de Grenoble sur les Roms, avec le même argument que pour les musulmans : leur culture ne les rendrait pas assimilables.


6 - L'assimilation à laquelle on enjoint les musulmans serait une négation de leur identité, une volonté de les invisibiliser. Plenel prône la créolisation de Glissant : "Tu échanges, changeant avec l'autre sans pour autant te perdre ni te dénaturer". Plenel qualifie les adversaires du voile de laïcistes intolérants, "infidèles à la laïcité originelle". Plenel revient sur le dévoiement de la citation marxiste sur l'opium du peuple, qui appelle à voir la religion comme un réceptacle de souffrance, pas comme une drogue à éradiquer. Il trouve même des citations de Lénine, Rosa Luxemburg et Trotsky hostile à l'anticléricalisme primaire (!) (et Robespierre et Jaurès, mais c'est moins surprenant). Avec cette thèse nette : "l'agitation de la question religieuse est une diversion des questions démocratiques et sociales". Il montre des exemples d'associations religieuses liées à une émancipation sociale/politique : la JOC et la JEC. Derrière l'islam se joue l'identité de notre démocratie, dans sa capacité à se confronter au divers.


7 - Les laïcistes nous confinent dans une identité française étriquée, et qualifient ceux qui n'y souscrivent pas de capitulards, munichois, etc... Retour sur les appels répétés à un réveil républicain face à l'islam : tribune en 1989 dans le Nouvel observateur, puis en 2014 (Elisabeth Badinter, Elisabeth de Fontenay, Catherine Kintzler (déjà !). Retour sur la loi de 1905, qui était le fruit d'un compromis difficile de Briand contre Combes, que Plénel qualifie d'anticlérical obsessionnel, qui voulait mettre l'Eglise sous tutelle de l'Etat. Retour sur quatre architectes de ce beau travail parlementaire : Ferdinand Buisson, Aristide Briand (<3)), Francis de Pressensé et Jaurès. Très simplement : "L'Etat laïque n'est ni hostile ni indifférent aux religions, il leur est extérieur, son actions relevant de ce monde et d'aucun autre, sans transcendance". Fort belle définition. Même Péguy est forcé de dire que la séparation s'est passée de la meilleure manière. Cette terrible tâche achevée, on peut enfin s'attaquer au social. Avant que 1914 ne vienne tout stopper.


8 - Plénel évoque ensuite le Moyen-Orient. Il rappelle la belle surprise qu'ont été les printemps arabes de 2011 ("ils ont fait mentir les préjugés, notamment les nôtres"). Un peu naïvement, car ces retours à la démocratie ont permis le retour de partis fréristes au pouvoir, par exemple au Maroc, en Tunisie ou en Egypte, mais bon. Plénel ne cache pas son inquiétude, mais accuse les commentateurs français de jouer la défaite de ces aspirations démocratiques. Il cite Edward Saïd et son essai L'islam dans les médias, qui montre que les musulmans sont une des rares catégories où les généralisations sont acceptées sans que cela choque.Il convoque également Lucette Valensi et son Ces étrangers familiers contre la tentation de convoquer un "fondement judéo-chrétien" qui cache une double illusion : croire que l'identité européenne serait homogène et aurait encore une vocation universelle.


9 - Plénel convoque ensuite R. Kapuscynski (<3)) et son appel à se confronter à l'autre. "Arrête-toi ! Regarde ! A côté de toi se trouve l'autre" etc... Sartre disait de l'antisémite que "C'est un homme qui a peur. Non des Juifs, certes : de lui-même" etc... Et Plenel de souligner une contradiction des "universalistes" : ils assignent les musulmans à leur identité tout en leur interdisant de la revendiquer. Il faut arrêter de regarder vers le passé et chercher plutôt à émanciper. Il y a urgence face à l'extrême-droite : la solution peut passer par davantage d'empathie, comme le propose Nicole Lapierre dans Causes communes. On conclut, comme il se doit, par une citation de fanon dans Peau noire, masques blancs.


10 - Plenel finit par un peu d'égo-histoire comme exemple de sa construction par le divers (Bretagne, créole, Caraïbes, Maghreb, France...). Il en appelle aux hommes de bonne volonté.

zardoz6704
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le 27 oct. 2020

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