Moi, qui n’ai survécu à rien, qui ne connait pas les formes de la survivance, ces manières de dire et de non-dire, ces façons d’investir le silence, d’être locataire d’une mémoire dont on ne paye pas le loyer et qui vient, régulièrement, frapper à notre porte pour réclamer une dette impossible à rembourser, j’ai voulu lire des poèmes qui traversent cette vie « par-dessus » qu’est la vie du survivant.


J’ai commencé par Edith Bruck. Je ne la connaissais pas. Née en Hongrie en 1931, elle est déportée en avril 1944 et survivra. Dans une anthologie éditée chez Rivages, j’ai lu les poèmes de toute une vie qui tournent autour d’une seule question, qui donne le titre à ce recueil : Pourquoi aurais-je survécu ?


Avec l’Holocauste et le nazisme, nous sommes, disait Primo Levi, ami de Judith Bruck, devant l’incompréhensible. L’incompréhensible c’est ce qui ne peut être embrassé, ce que l’on ne peut « prendre avec soi » (cum-prendere), investir soi-même d’un sens qui nous échappait, habiter la signification comme on habite une maison connue et que l’on reconnait.


Réduite en cendre, la famille. Insaisissable. Pareille à ses poignées de sable qui disparaissent entre les doigts serrés. Alors qu’il n’y a plus personne à qui dire : « tu te souviens ? », Judith Bruck écrit. Elle, qui, survivante, vit par-dessus cielleux qui n’ont pas survécu.es, cielleux qui ont été réduit à la poussière, saisie par le néant, au milieu d’histoires d’enfance que personne ne connait plus. Dans « Mon frère » , par exemple, où elle écrit : « tu m’as fait pipi dessus / je ne me souviens de rien d’autre… » et où elle imagine ce que cet être méconnu aurait pu devenir (« Mon frère / que pouvais-tu devenir »), son « avenir probable ». Dans « L’égalité père ! » où elle entrevoit son père : « je te vois tu es encore en train de marcher / aux côtés de Roth le nanti qui nous a refusé / un peu de ricotta pour les fêtes » . Le garde-manger de la mémoire est vide. Les provisions du souvenir, le ressassement comme un jardin, un potager timide d’anecdotes et d’impressions, « Loin / dans une solitude / pleine de fantômes / de voix / de regards / de pas / de souvenirs / lointains / et proches. »


S’ils n’étaient pas morts
je croirais qu’ils n’ont jamais existé
la chose la plus vivante
est leur fin
qui assombrit
la mémoire
du beau
qui devait tout de même exister
puisque j’étais leur fille
et qu’eux étaient mes parents.


Il est facile d’oublier. Si facile d’oublier. Chez Edith Bruck, cette « mémoire assombrie » est partout, cette mémoire de cendre, de feu éteint, cette mémoire de porte qui se ferme, mémoire qui voudrait « dire encore » alors que les camps d’exterminations se transforment en devinettes . La poétesse nous rappelle que la position du témoin n’est pas si étrangère à celle de l’historien qui doit, comme l’écrit Paul Veyne dans Comment on écrit l’histoire : « échapper à l’éparpillement en singularités et à une indifférence où tout se vaut » .


Même les rares survivants
des camps nazis
s’en vont,
et après ?
Qui pourra jamais
continuer
à témoigner
au nom de ceux qui ont vécu
l’indicible ?


Comment repriser le « tissu de l’histoire », comment « faire intrigue » , que signifier témoigner ? Edith Bruck, comme toustes les survivant.es, se tient à cheval sur la crête du néant, prête à être saisie par le vide. Le néant des morts et des vivants qui oublient. Le néant du silence et le néant du dire . Retour de la région des spectres .


La survivante Edith Bruck habite un pays aux multiples fantômes. Au début du recueil, est évoquée la mémoire de son ami Primo Levi, mort en avril 1987 d’un possible suicide :


Ta figure tutélaire nous manque,
nécessaire comme l’eau à l’assoiffé,
la prière au croyant,
la lumière au non-voyant.
Notre devoir est
de vivre et jamais de mourir !
Pourquoi Primo ?


Mais, très vite, c’est le fantôme de sa mère qui hante sa poésie et contre lequel, pour lequel peut-être, elle écrit, malgré tout. Conjuration aux cendres qui réduire sa bouche au silence, bouche qui ne dira « plus ni vérités ni mensonges. » et qu’elle voudrait entendre. Dans un poème qu’elle lui consacre, Edith Bruck écrit qu’elle « n’a pas désobéi par méchanceté », mais « rien que pour entendre dans tes cris / mon prénom répété » . Et, plus loin, revivant le déchirement :


Et Là-bas, là-bas, durant la sélection
tu me hurlais : « Obéis, obéis ! »
pendant qu’un soldat
m’a arraché à ta chair.


Moi, qui n’ai survécu à rien, je ne peux pas imaginer ce que peut être la grande désobéissance de la survivante. Elle qui a survécu quand six millions d’autres sont morts. Elle qui invoque cette « Mère-Dieu » qui seule connait son nom, alors que les autres « l’appellent d’un nom / qui n’est pas le [sien] », jusqu’à ce que l’existence elle-même deviennent douteuse, comme on doute des fantômes qui peuplent la maison.

Romain_Lossec
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le 19 mars 2022

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Oscar Semillon

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