Epistémologie d'une hystérie collective

Il est de ces choses, de ces évènements auxquels on peut difficilement se confronter sans soulever un torrent de protestations quasi unanimes, allant jusqu'à un premier ministre pouvant écrire en toute simplicité sa tribune contestataire dans le journal le plus lu de France (et en première page). La chose du moment c'est "Charlie", un prénom devenu un nom propre rattaché à un massacre qui découla sur une manifestation retentissante le 11 Janvier, à laquelle j'ai moi-même participé.


Qui est Charlie ? parle à vrai dire très peu de la manifestation en elle-même. On a ici à faire à un ouvrage hybride dont le propos est scindé en deux approches : l'approche intuitive, probablement le fonctionnement primaire de Emmanuel Todd pour caractériser la manifestation, sa construction et son exploitation future, et l'approche analytique avec laquelle Todd mobilise ses connaissances et théories passées, déjà largement étayées dans quelques uns de ses livres qui lui ont servi de support pour la rédaction de Qui est Charlie ?, comme Le Mystère Français. La lecture est très rapide, il m'aura fallu cinq jours pour le terminer, et d'après ma liseuse deux heures et demie sont nécessaires pour finir ce livre (conformément à ma vitesse de lecture, donc disons trois heures environ). Pour autant, même si l'ouvrage est facile d'accès, il est loin de constituer une lecture indispensable.


Todd disait parfois pendant les interviews qui lui ont été accordées que Qui est Charlie a été rédigé en trente jours à peine, ce qui est en soi un bel exploit. De fait, certains passages donnent l'impression d'avoir été écrits sous l'effet Guronsan à quatre heures du matin, avec parfois par-ci par-là des phrases qui se contredisent maladroitement. Tout le livre n'est pas comme ça, et je parle ici d'éléments épars mais qui ont néanmoins nui à ma lecture. Au hasard, une histoire de système universitaire français plus inégalitaire que le système universitaire anglo-saxon parce que l'impôt qui sert à le financer repose sur tous les ménages... J'ai relu trois quatre fois le paragraphe pour non seulement comprendre comment on en était arrivé là dans le livre, mais aussi d'où pouvait bien sortir la logique d'un tel raisonnement. Je note aussi l'accent mis sur la dangerosité de l'islamophobie de plus en plus prégnante dans la société française, puis un peu avant la conclusion de l'ouvrage l'aval de l'auteur au sujet de la loi interdisant le voile à l'école "parce que ça empêche l'assimilation". Et n'oublions pas le propos suivant que je paraphrase allègrement "des juifs morts tués c'est plus grave que les individus d'une rédaction morts au combat". La hiérarchisation des meurtres en fonction des religions et de la place des personnes dans une société donnée, c'est très moche.


Mis à part ces lourdeurs, même si les descriptions explicatives des origines sociologiques des participants à la manif "Charlie" sont denses, elles n'en demeurent pas moins passionnantes (en revanche, on laissera tomber la lecture des cartes sur liseuse, on y voit strictement rien). Todd parvient à faire le lien entre culture religieuse, vote et validation du discours dominant autour du pot-pourri de la "liberté d'expression". Il reprend par ailleurs une thèse que l'on peut également retrouver chez Carl G. Jung dans Présent et Avenir sur les conséquences de l'incroyance généralisée, qui au 21ème siècle se traduit par une transition du religieux de l'Eglise catholique vers la religion d'Etat constituée par la laïcité. Et de là découle la démonstration de la fumisterie qu'est l'universalisme, quand l'homme/la femme différent-e est combattu-e par ce même universalisme comme s'il n'était tout simplement pas un être humain. A cet effet, Caroline Fourest en est une parfaite représentante. Pour le reste, on retiendra quelques phrases acerbes assez drôles : Hésitant entre une belle exotique et un boudin national, l'universaliste français fera en général le bon choix. Une femme française agira de même, ou encore les piques lancées au passage à Zemmour pour sa dénonciation de la non-assimilation des populations immigrées quand lui-même ne cherche pas plus à "s'assimiler" que ça.


En somme, Todd réussit beaucoup mieux en pamphlétaire outragé qui utilise avec efficacité les mots pour retranscrire son aversion envers la supercherie "Charlie" qu'en chercheur exalté par deux cartes de France superposées pour obtenir des concordances entre résultats démographiques. Et c'est ce que je reproche à ce livre, cet entre-deux qui le rend moins bien que ce qu'il aurait pu être, soit avec un peu plus de temps et de détails dans l'analyse, soit avec un ensemble de paroles percutantes qui n'auraient eu nullement besoin d'être justifiées tant leur vérité sonnerait juste.

-Ether
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le 18 mai 2015

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