Face à Race et Histoire, mon sentiment a toujours été mitigé. J'ai longtemps rebuté à soutenir que c'était un "grand" livre. D'un côté, il fait en effet pâle figure quand on le compare au reste de l'œuvre de Claude Lévi-Strauss.
(J'utiliserai dorénavant le sobriquet "Cloclo", comme preuve d'une profonde et sincère affection).


Mais, d'un autre côté, en tant qu'il est bizarrement coincé entre les Structures élémentaires de la parenté, dont le titre vous suggère à quel point ça peut être fun, la parenté, et Tristes Tropiques, le grand le magnifique que dis-je, le chef-d'œuvre, Race et histoire est le moment crucial où s'amorce une sorte de...conversion dans le parcours intellectuel de Cloclo.


Avant, nous avons donc les Structures élémentaires : que faisait-il? Du neuf. Il prenait quelques problèmes classiques dans l'étude de la parenté, proposait une reformulation générale après l'échec des réponses qu'on avait pu leur apporter, et grâce à l'effort conjoint d'une relecture de Mauss et d'un formalisme un peu spécial, il tentait quelque chose. (Cette description est extrêmement mauvaise, hein).
Mais après, nous avons Tristes Tropiques : et que faisait-il ? Il écrivait un texte sur commande, chaotique mais d'une certaine manière cohérent, fournissant simultanément, dans un art sublime, l'image d'un homme et de sa discipline, avec l'image de l'Homme et de sa condition. Livre paradoxal où Clolo sort par une porte de son statut de savant - ce n'est pas un livre d'ethnologie - pour mieux y rentrer par une autre - puisque jamais auparavant, je crois, un scientifique n'avait autant sondé les profondeurs de sa propre discipline, la condition qu'elle lui fait subir et l'histoire pleine de violence dans laquelle elle s'inscrit.


Eh bien, Race et Histoire, fait en quelque sorte les deux à la fois. En effet, il apporte du neuf, mais sur commande. Pourquoi ? Parce qu'il fournit l'expression concentrée d'une discipline - l'ethnologie -, expression qui résonne en même temps et presque consubstantiellement (c'est le point où je veux en venir) comme une formidable image du monde dans lequel on vit (n'attendez-pas que je vous fournisse une définition).
Mais comment cela est-il possible, me direz-vous (si vous n'êtes pas partis) ? De la part d'un type qui peut pas concevoir un bon livre de science sociale sans formalisation mathématique et autre tentative de réduction logique (j'exagère) - écrire une brochure sur le racisme commandée par l'Unesco ? C'est une blague ?
Non pas, car il a dû sans doute se passer quelque chose dans la tête de Cloclo. Un déclic, un tilt, un aveu, une mauvaise cuite, que sais-je. Il a compris que sa discipline portait en elle une sagesse nouvelle, un "humanisme généralisé".


Pierre Bourdieu pensait que Race et Histoire était "le plus grand manifeste anti-raciste du XXème siècle". Il pensait cela dans les 80's, et en 2015 je suis assez porté à croire qu'il avait raison.


Mais pourquoi, parmi tous les vibrants textes qui fleurirent alors pour chanter la fin de l'Injustice parmi les injustices, pourquoi choisir celui-là, petit "essai" écrit sur commande, par un savant certes à l'aurore de sa gloire, mais qui présentait déjà son texte comme une tentative de vulgarisation ? Voilà le sujet - quel est-il d'ailleurs ? on ne sait trop - dépourvu d'emblée d'un peu moins de gravité.


Le titre est en effet étrange : Race et Histoire. Race ? "Race" ? Histoire ? Il faut s'étonner.
Lévi-Strauss est ethnologue : bien que l'histoire et l'ethnologie fassent, au fond, à peu près la même chose, l'une étudiant les mœurs et les institutions étalées dans le temps, l'autre les considérant étalées dans l'espace, les relations entre ces deux disciplines dans la deuxième moitié du 20ème siècle ont été disons...compliquées. Beaucoup d'historiens ont vu dans le structuralisme de Lévi-Strauss, dans l'archéologie de Foucault, dans la linguistique héritée de Saussure, une sorte de mort de l'histoire classique, une réfutation de sa supposée continuité absolue, de sa supériorité intrinsèque qui est d'apporter dans les phénomènes une structuration sous l'unique modalité du temps.
Pourquoi, donc, coupler l'Histoire avec Race ? De cette manière, ce dernier concept parait presque admis, pleinement légitime à figurer aux côtés de l'Histoire dans une formulation digne d'un sujet d'agrégation.


Là est toute la stratégie : ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Vous utilisez le terme race ? Sans problèmes : nous allons le dépouiller de tout ce qu'il a d'inconscient, d'impensé, de fantasmé ; nous allons l'analyser sous l'espèce de la nécessité, et alors nous réfléchirons sur une carcasse, sur une dépouille de concept qui agira comme un donné, comme un fait. Le racisme est une opinion mais le fait du racisme n'en est pas une ; ce n'est pas par "opinion" que l'homme est intolérant, c'est une donnée fondamentale de la vie politique et sociale.
Bizarre, quand même, d'attaquer un concept en affirmant que ce à quoi il renvoie existe, et existe universellement, c'est-à-dire même chez ceux que l'on veut défendre.


Dès le titre, on peut deviner un réalisme anthropologique véritablement destructeur. On ne va pas se raconter des histoires ; on ne va pas se mentir. Cela sera froid, cela sera placide, cela ira droit au but, à la fin on ramassera le tout avec un petit balai, tchak, tchak.


Et précisément, c'est parce qu'il est dépouillé d'une sorte d'humanisme à la mode, d'un humanisme qui fait bon genre, que le texte de Lévi-Strauss atteint son espèce de grandeur. La fin du livre, qui est surtout un véritable début, est catégorique :



"La tolérance n'est pas une position contemplative : c'est une attitude dynamique, qui consiste à prévoir, comprendre et promouvoir ce qui veut être."



"J'ai jamais de préjugés moi" : FAUX. Mensonge spotted, direction Lévi-Strauss arrêt Race et Histoire. Ne sens-tu pas l'intolérance remonter, presque naturellement, enveloppant parfaitement sa propre nature, dans des situations embarrassantes ? Ne sens-tu pas ce mécanisme profond qui enchaine ta vie mentale, quand tout dialogue semble impossible, quand tu te persuades d'être dans le vrai, de te comprendre et de comprendre l'autre ? Tu ne veux pas le sentir. Toute la force du concept n'y peut rien. C'est un travail qui ne peut jamais être fait qu'en amont. Et même quand il est fait, l'affaire n'est pas gagnée : il faut ensuite s'aliéner, opérer un recentrement, poser les pôles, puis se replacer comparativement dans l'éventail, s'amuser avec les représentations, imaginer les histoires particulières et les expériences communes, enfin les intégrer dans un ensemble tel qu'on puisse faire droit à leur nécessaire et inéluctable disconvenance, sans sacrifier l'espoir sur l'autel du tragique ni l'action sur celui de la relativité.


Bref : nous voyons donc un Lévi-Strauss, sûr de son fait, avancer comme un seigneur dans le domaine difficile de l'éthique. Lui, le structuraliste, le vrai, le geôlier, celui qui enferme l'homme dans des systèmes formels, celui qui s'amusait à prévoir dans la synchronie les différentes possibilités du mariage entre cousins croisés chez une sombre tribu d'Amérique du Sud - celui-là, va-t-il tout de même s'envoler vers les chemins enchantés de la morale ?


Le vol sera bas mais sublime. On a l'impression qu'il a fait ça toute sa vie.
Mais attention, le vol aussi sera lourd. C'est un essai volontairement abordable ; or, dès la 3ème ligne, Lévi-Strauss place un petit "subrepticement", histoire de pas rater le décollage. On papote morale mais on reste concentré s'il vous plait, bien droit sur les sièges merci.


Ainsi dépouillé de tout vernis humaniste dégoûtant à s'en rendre malade, ainsi dépouillé de l'éternel bobinage d'inspiration politique, merveilleux clair-obscur qui rend tout le monde content, le sujet gagne en simplicité et en profondeur.


Et comment ! Je disais que Lévi-Strauss avait fait ça toute sa vie. C'est vrai ou presque. Sa carrière d'ethnologue débuta dans les années 30. C'est que l'ethnologie porte en elle, de manière vraiment inhérente, une espèce de sagesse.


Tentons ensemble, si vous le voulez bien, une petite expérience de pensée. Imaginez-vous être ethnologue. Vous avez fait des études ; vous avez passé des concours ; vous avez lu des livres et écrit peut-être quelques articles, qui sait. Vous avez beaucoup appris, mais voilà : il faut partir. Il faut y aller, sur le terrain, rencontrer une peuplade éloignée. Mélange de stress et d'exaltation, vous ne partez pas en voyage, vous allez faire de la science.
Vous doublez les préparatifs, dépouillez la littérature sur cette peuplade, commencez à étudier leurs rites, règles et coutumes. Après six mois d'affermissement ethnographique, vous partez.


Les conditions sont déplorables. Votre corps dorloté peine à tenir dans cet environnement hostile. Vous êtes malades les deux premières semaines. Vous avez faim mais la moindre petite racine vous fout une c*****e de tous les diables (et il va sans dire que, le PQ ultra-confort Soupline, c'est fini).
Evidemment, vos différents problèmes biologiques n'engagent pas la communication avec les indigènes. Dès les premiers jours, vous n'étiez pas bien vu(e). Qui est ce blanc, que fait-il là ? La barrière du langage se fait bien sûr sentir. La minuscule petite information n'est glanée qu'au prix de deux heures d'effort. On ne répond pas à vos questions ; ou l'on y répond par "c'est comme cela", ou "les ancêtres faisaient cela" etc.


Vous commencez à douter ; pourquoi les relations sont-elles si dures ? Pourquoi suis-je mis dans tant d'inconforts ? Est-ce le signe que ce n'est pas fait pour moi ? Ne comprennent-il pas que je suis venu ici pour étudier, pour comprendre, c'est-à-dire en définitive pour promouvoir ? Mais, d'ailleurs, pourquoi suis-je parti ?
L'expérience commence, vous vous transformez.


Ce que vous avez appris, il faut le réapprendre. Vous sortez de votre condition de savant ; vous revenez à votre condition d'homme. Votre histoire particulière s'étale sous vos yeux. Vous vous ressaisissez vous-mêmes, vous vous objectivez. Le départ en voyage a ses motifs ; ces-derniers font partie intégrante de l'analyse, puisque condamné à étudier des valeurs, des coutumes et des normes, vous vous comprenez comme un instrument d'observation façonné par ces choses elles-mêmes ; il faut donc les mettre à plat.

Vous vous découvrez alors les préjugés les plus durs.


Votre personnalité s'effiloche en même temps que votre condition s'éclaire d'une lumière nouvelle. Le temps passe et vous projetez au-dehors des parties toujours plus fractionnées de vous-mêmes. L'expérience atteint une sorte de limite : vous voyez comme étranger ce qui était vôtre. Les conditions sont réunies pour produire ce seuil rarissime de l'expérience de l'humanité, celui sur lequel, en fin de compte, Cloclo voit une nouvelle sagesse possible, où la subjectivité s'aliène elle-même, où est permis, dans l'exacte mesure de la perte d'identification à soi, de l'objectivation de soi-même, une identification avec l'autre, un retour à une forme plus générale de subjectivation. Après avoir vu comme étranger ce qui était vôtre, vous voyez comme vôtre ce qui était étranger : la culture qui est devant vous, ces hommes dont rien ne vous est familier, tout cela se métamorphose dans son étrangeté. Cette culture devient une possibilité comme une autre, comme la vôtre. Vous retrouvez une nouvelle identification, plus élargie.


Par là, selon Cloclo, et Race et Histoire est quelque part le produit intelligible de cette expérience, vous ressentez, ici sous sa forme individuelle qui permet de le vivre, ici sous sa forme concentrée et microscopique, le processus immémorial et beaucoup plus global selon lequel les sociétés se divisent et se recomposent, selon lequel, dans une culture donné, des groupes différents peuvent se former, objets quand nous n'en appartenons pas (c'est-à-dire incompréhensibles), sujets quand nous y appartenons, objets en tout cas les uns à l'égard des autres - et par lequel le sujet humain a une capacité indéfini de s'objectiver mais qui amène, dans tous les cas, à la subjectivation. Car après tout, nous sommes hommes à l'image de tous les autres, produits de l'histoire et du contexte ; ces autres sociétés, ces autres groupes, nous aurions pu en faire partie. Nous pouvons donc, sinon les comprendre, du moins tenter et retenter à chaque fois de les comprendre, et cette dernière entreprise, celle de tenter de comprendre le processus, comme ce processus lui-même, conduit à cette conclusion : tout vient de nous ; rien n'est perdu, nous pouvons tout refaire.


Et entre tout cela, il y a vous, petite conscience, petit pantin balancé par le tourbillon de l'existence, revenant à la condition fondamentale - dont la culture fournit les alibis en même temps que les remèdes, celle de penser, de juger, de sentir, d'aimer selon des normes, des lois, des catégories, qu'il ne vous est pas loisible de renverser si cela vous chante ou de suivre si vous le préférez, torturé par le manque d'espace qu'il y a entre vous, les autres, et rien, c'est-à-dire en définitive, comme l'ethnographe, celle d'être seul, seul, au milieu de ses semblables.

Nathan_Trombati
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le 17 août 2015

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Nathan T.

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