Pour dissiper les malentendus et les imprécisions dont toute une tradition scolaire a entouré le romantisme, on peut commencer par rappeler une évidence : c’est Stendhal lui-même qui le dit, « manquant d’occupations plus sérieuses depuis 1814, [il] écri[t] comme on fume un cigare, pour passer le temps » (Racine et Shakespeare N° II, p. 58). C’est dire que l’enjeu de l’ouvrage, pour l’auteur, n’a pas le poids que la postérité lui a donné.
Deuxième précision, qui elle aussi n’évite pas la tautologie mais semble fort utile : Racine et Shakespeare n’est pas Racine contre Shakespeare, mais Racine avec Shakespeare, ou tout au moins Racine mais aussi Shakespeare. Autrement dit, il s’agit nettement moins d’une attaque contre Racine – et contre le théâtre classique français en général – ou d’un éloge de Shakespeare en tant qu’auteur singulier que d’une exhortation, générale, à être de son temps : « Le romanticisme est l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible » (p. 36) ou encore « À le bien prendre, TOUS LES GRANDS ÉCRIVAINS ONT ÉTÉ ROMANTIQUES DE LEUR TEMPS. C’est, un siècle après leur mort, les gens qui les copient au lieu d’ouvrir les yeux et d’imiter la nature, qui sont classiques » (p. 67).
Troisième précision, dont découle toute la suite : ni le Racine et Shakespeare proprement dit, ni le Racine et Shakespeare n° II de 1824 ne sont des manifestes dans ce que le terme aurait de plus pur. Stendhal parle de « pamphlet » (p. 44), et c’est déjà plus juste : s’il présente une idée-clé (en gros, le romanticisme est l’attitude consistant à être de son temps) et quelques autres qui lui servent de corollaires, il n’érige en aucun cas un système. Au contraire, l’ouvrage est remarquablement bordélique, et s’il s’agit bien d’un texte de combat, il est taillé pour la guérilla bien plus que pour la bataille rangée.
C’est d’ailleurs très beau, de voir l’attaque directe (« ce que vous appelez sentiment intérieur, évidence morale, n’est autre chose que l’évidence morale d’un enfant gâté, en d’autres termes, l’habitude de la flatterie », le romantique à l’académicien, p. 20) succéder au ricochet meurtrier (« Prenez garde à vous, si vous continuez à être de bonne foi, nous allons être d’accord », idem, p. 23), la botte désarmante (« Ni M. Auger ni moi ne sommes connus ; tant pis pour ce pamphlet », p. 44) alterner avec le vrai coup de p*** où l’agression individuelle se camoufle sous la vérité générale (« Il faut que la guerre entre les romantiques et les classiques soit franche et généreuse : les uns et les autres ont quelquefois des champions qui déshonorent la cause qu’ils prétendent servir », p. 55). Une partie de Racine et Shakespeare prend la forme d’une correspondance fictive entre un romantique et un classique, ce qui permet d’autant plus de coups fourrés.


Vraiment il faut croire l’auteur quand il assure « écri[re] comme on fume un cigare, pour passer le temps » (p. 58). De même qu’on pense à tout autre chose lorsqu’on fume, de même parler du romantisme est pour Stendhal l’occasion de varier les formes d’écriture (correspondance fictive, donc, mais aussi anecdotes, articles plus ou moins théoriques, et certaines notes de bas de page particulièrement étendues…) et surtout de parler d’autre chose. Ainsi de l’opposition entre règles et liberté en littérature, qui est peut-être le vrai sujet caché de Racine et Shakespeare : « Je vois avec plaisir que vous ne croyez pas qu’un système dramatique quelconque soit capable de créer des têtes comme celles de Molière ou de Racine » (p. 101). De même, des propos plus généraux sur la confrontation entre théâtre et poésie : « le vers est destiné à rassembler en un foyer, à force d’ellipses, d’inversions, d’alliance de mots, etc., etc. (brillants privilèges de la poésie), les raisons de sentir une beauté de la nature : or dans le genre dramatique ce sont les scènes précédentes qui donnent tout son effet au mot que nous entendons prononcer dans la scène actuelle » (p. 100).
Mais ces digressions ne portent pas que sur des questions techniques liées à la littérature. Ainsi les Allemands (« on fait plus de plaisanteries à Paris pendant une seule soirée que dans toute l’Allemagne en un mois », p. 26) en prennent-ils pour leur grade, presque autant que ces Anglais pour qui « la colère est un plaisir […], elle leur fait sentir la vie » (p. 83). Ainsi encore les liens entre politique et littérature amènent à une définition de l’art engagé dont feraient bien de s’inspirer neuf dixièmes des artistes concernés actuels : d’un côté Stendhal refuse l’engagement en art : «  Tel est l’effet produit par toute idée politique dans un ouvrage de littérature ; c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert » (p. 76). En même temps, il semble revendiquer le paradoxe selon lequel la répression politique suscite les grandes œuvres (« Tout ceci n’empêche pas la justice, la liberté, l’absence d’espions d’être des biens adorables. […] / D’un autre côté, si jamais nous avons la liberté complète, qui songera à faire des chefs-d’œuvre ? », p. 83-84).
J’arrête là mon recensement des idées pour ne pas fatiguer davantage le lecteur ; je voulais juste montrer à quel point Racine et Shakespeare est riche de ses digressions. Car au fond, savoir ce qui est romantique ou pas, c’est intéressant cinq minutes – un éternel recommencement, le romantisme. (Je crois qu’il y a un passage sur ce thème dans l’Histoire de la littérature récente d’Olivier Cadiot.) Et qu’on pense ce qu’on veut de ces diverses idées, il y en a plus dans cette petite centaine de pages que dans toute l’œuvre de, mettons, Grégoire Delacourt, Bernard Werber et Amélie Nothomb réunis.


P. S. : les citations ci-dessus viennent de la réédition des éditions Kimé. Un volume à la fois étrange, laid et complet, puisqu’il propose les deux Racine et Shakespeare, le manifeste contre le romantisme de Louis Auger auquel le second est une réponse, et une introduction qui n’est pas inintéressante.

Alcofribas
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 10 août 2018

Critique lue 173 fois

4 j'aime

Alcofribas

Écrit par

Critique lue 173 fois

4

Du même critique

Propaganda
Alcofribas
7

Dans tous les sens

Pratiquant la sociologie du travail sauvage, je distingue boulots de merde et boulots de connard. J’ai tâché de mener ma jeunesse de façon à éviter les uns et les autres. J’applique l’expression...

le 1 oct. 2017

30 j'aime

8

Le Jeune Acteur, tome 1
Alcofribas
7

« Ce Vincent Lacoste »

Pour ceux qui ne se seraient pas encore dit que les films et les albums de Riad Sattouf déclinent une seule et même œuvre sous différentes formes, ce premier volume du Jeune Acteur fait le lien de...

le 11 nov. 2021

20 j'aime

Un roi sans divertissement
Alcofribas
9

Façon de parler

Ce livre a ruiné l’image que je me faisais de son auteur. Sur la foi des gionophiles – voire gionolâtres – que j’avais précédemment rencontrées, je m’attendais à lire une sorte d’ode à la terre de...

le 4 avr. 2018

20 j'aime