Amaury (page 100 en livre de poche)



T'habites tranquille dans un pays civilisé, t'as des mecs qui se sont battus pour la médecine, t'as des savants qui se sont cassé le cul pour te faire vivre vieux, et t'as trois enfoirés de sa race qui te font prendre un avion pendant douze heures pour t'envoyer pourrir au moyen-âge ? Dans un pays de merde, de putes, de clodos, de ruines, de 4L et de palu ?



Ce roman raconte le destin croisé de plusieurs personnages qui vont se retrouver chacun pour ses raisons propres à Madagascar, le trou du cul du monde, et plus précisément à Diego Suarez, ville du nord et l'un des trous du cul de Madagascar.


Il y a Philippe, que l'on peut considérer comme le fil conducteur. Homme de 40 ans atteint de TOC qu'il prend comme un privilège et une épreuve lancée par Dieu. Cadre sup dans une ONG d'importance, il a déjà pas mal bourlingué en Afrique pour plusieurs missions, mais va mettre les pieds pour la première fois à Madagascar. Il devient désabusé, mais est très préoccupé par l'image de bienveillance qu'il doit renvoyer.


Il y a Amaury, qui sera pour cette mission l'assistant de Philippe. Jeune homme de 24 ans, imbu de sa personne, qui a passé son Master, et qui a été pistonné dans cette mission par son oncle. Cette mission ne sera qu'une ligne bénéfique sur son CV comme expérience à l'étranger. Il rêvait de New-York, de Singapour, de Tokyo....Mais il aura eu Madagascar.


Il y a Maurice, homme de 70ans à la retraite, ancien ouvrier qui a ouvert son bar. Il a été marié, a eu des enfants. Mais il est veuf depuis 4 ans et s'est mis à la colle avec une femme Malgache de 45 ans nommée Phydélice, via une annonce. Il l'a faite venir en France il y a deux ans. Ayant été rejeté par les siens à cause de sa nouvelle compagne, et cette dernière s'adaptant mal à la vie en France, il accepte pour elle de tout revendre pour aller vivre dans sa ville d'origine. Il apprendra les tenants et les aboutissants de son nouveau couple mixte.


Et il y a enfin Mathilde, femme trentenaire active, indépendante et moderne. Elle vit seule, s'occupe de son vieux père qui ne lui a rien demandé, et commence à se poser des questions sur sa vie. Elle décide de voyager, parce que finalement ce n’est pas cela la liberté ? Et elle choisira Madagascar et Diego Suarez après avoir vu un reportage sur Thalassa et trouver de belles photos sur un blog.


Ces personnages vont débarquer à Madagascar, à Diego, et vont se croisés, vont rencontrer la faune locale, composée de locaux à la culture aux mœurs totalement différentes, de notables complexés et revanchards, de blancs qui y sont pour le travail, ou pour y passer leur fin de vie, dont certains nagent ici comme des poissons dans l'eau, quand d'autres essayent de garder le nez au-dessus de la surface, et que d'autres encore sombrent irrémédiablement.


Chacun va y vivre une expérience qui les marquera à jamais, y découvrir une réalité crue, y prendre du plaisir, y laisser des plumes.


Le livre pourrait être un drame, mais l'auteur en a fait une comédie, une tragicomédie. La façon dont il raconte les destins de nos personnages et leurs expériences sont croustillantes et m'ont beaucoup fait rire.


L'auteur du livre parle en connaissance de cause. Il a vécu 4 ans à Madagascar en tant que Directeur de l'Alliance Française de Diego Suarez (Diego pour les intimes). Et moi le livre me parle énormément aussi parce que, ceux qui me suivent un peu le savent, je vis depuis 10 ans à Madagascar.


Je vis et je travaille à Tana, la capitale. Alors, si je ne connais pas bien Diego, ville à l'extrême nord du pays (je n'y suis passé qu'une fois pendant 3 semaines en 10 ans), je connais très bien Tuléar, la ville équivalente à l'extrême sud-ouest du pays. Ces 2 villes éloignées l'une de l'autre de plus de 1500 km ont le même passé, la même évolution, le même destin et la même population. Excepté le climat (chaud et humide à Diego, chaud et sec à Tuléar), ces deux villes sont des sœurs presque jumelles.
Mais recontextualisons un peu. Déjà, c'est quoi Madagascar ? C'est un pays insulaire plus grand que la France, situé dans l'Océan Indien, séparé de l'Afrique Continentale par le canal du Mozambique.
Il a été colonisé par la France de 1894 à 1960. Seule colonie d'importance de la France en Afrique de l'Est, et donc sa vitrine face à l'Afrique Anglophone, elle y a beaucoup investi. Université, hôpitaux, écoles, routes, canal, chemins de fer, agriculture, industries. Les gens venaient d'Afrique du Sud, de Maurice, de la Réunion, de partout en Afrique pour y étudier ou s'y faire soigner. La colonie était l'un des plus gros exportateurs d'Afrique. L'indice de développement y était l'un des plus élevé d'Afrique.


On l'appelait "La Perle de l'Océan Indien"


Et depuis l'indépendance ? Et bien c'est l'un des 5 pays les plus pauvres du monde. Mieux encore, c'est l'un des 5 seuls pays qui a vu son PIB en valeur absolue baissé en 60 ans. Et encore mieux, c'est le SEUL pays qui a vu son PIB en valeur absolue baissé en 60 ans alors qu'il n'a connu aucune guerre ni conflit majeur. Et pourtant, un ami qui venait d'un pays d'Afrique bien plus développé a été choqué de voir à Tana et à Madagascar autant de 4X4 flambant neuf, de centres commerciaux équivalent à ceux que l'on trouve en Europe etc...


Madagascar est le pays des paradoxes. Pays ou la plus grande richesse côtoie la plus misérable pauvreté sans que cela ne gêne personne. Ou un état fantoche vit royalement des généreuses subsides internationaux. Ou l'écart de richesse entre riches et pauvres doit être l'un des plus grand du monde. Ou 75% de la population n'a pas accès à l'électricité, mais ou la capitale et les grandes villes possèdent en même temps le meilleur réseau internet d'Afrique. Ou 80% de la population vit sous le seuil de pauvreté, quand 10% arrivent à s'en sortir, 9% appartiennent à une classe moyenne, et 1% possèdent les 99% du pays.


Et pourtant ça ne pète pas. Même les coups d'état ne sont pas ici des révolutions populaires. Ce sont juste des clans qui se renversent l'un à l'autre de temps en temps pour avoir accès au pouvoir et à plus de richesses. La population elle suit cela de loin, et en profite que l'armée putschiste du moment laisse faire pour aller piller les magasins.


Et pourquoi ça ne pète pas ?


Raison multiple, mais s’il s'agit d’un pays très ethnicisé (17 ethnies dont certaines ne s'entendent pas du tout entre elles), c'est aussi un pays de caste. Un pays où, pour pasticher Luis Rego dans un de ses sketches, les riches sont contents d'être riches et les pauvres sont contents d'être pauvres (j’exagère bien sûr).


Et c'est aussi un pays ou les relations sociales entre personnes, familles, clans etc... sont régis par ce que l'on appelle le Fihavana. Notion très difficile à expliquer. Pour schématiser, c'est un code social non écrit qui tentent d'un côté de bannir tous conflits et toutes violences. En cas de conflit, un sage arbitre, et dicte les compensations éventuelles à chaque partie pour mettre fin au conflit. Et d'un autre côté imposent une entraide entre membres.


Ce système qui peut paraitre formidable sur papier, créé aussi de nombreuses injustices, de nombreuses frustrations, des ressentiments et des sentiments d'injustice, un nivellement par le bas, des conflits larvés qui ne sont jamais vraiment réglés etc...


Et qu'en est-il de Diego, la ville du roman, ou de Tuléar, celle où j'ai vécu ? Ce sont deux villes au passé commun. Un passé qui a été glorieux durant la colonisation. Des villes riches qui vivaient pour l'une (Diego) d'un port international, d'une industrie sucrière importante, d'une agriculture développée d'une industrie de fabrication et de réparation de navires etc. et pour l'autre (Tuléar), d'un port de pêche de grande importance, d'une industrie halieutique et agricole très développée etc.
Et depuis l'indépendance ? Ces villes trop loin de la capitale, peuplées chacune d'une ethnie qui n'est pas très copine avec l'ethnie dominante à la capitale, ont été peu à peu abandonnées. Les infrastructures routières et ferroviaires qui les reliaient au reste du pays sont tombée en ruine, entrainant l'arrêt du développement agricole par leur difficulté d'accès, les industries ont périclité, ne laissant aujourd'hui que quelques restes, les ports se sont endormis, leurs activités commerciales ayant été centralisée au port de Tamatave etc.


Ce sont des villes qui ont été rayonnantes et qui se sont endormies. L'économie y est moribonde. Il y reste quelques industries qui ont survécus et une agriculture redevenue primaire.


On y trouve des commerçants Indo-Pakistannais, des fonctionnaires Malgaches, quelques notables, quelques blancs qui y ont ouvert des restaurants ou des hôtels (qui finiront pour la majorité ruinés) pour attirer les quelques touristes sac-à-dos qui viennent s'y aventurer, quelques expats dans les institutions que la France essaye de garder (collège Français, Alliance Française) et des aventuriers à la petite semaine fuyant des problèmes plus ou moins gros et/ou traficotant sur place.


Et aussi des blancs venus à la retraite au mieux pour finir leur vie en jolie compagnie, ou qui des fois ne sont même pas à la retraite mais ont atterrit ici on ne sait comment et qui vivotent. Qui se sont totalement désadaptés de la vie occidentale, mais sans s'être pour autant adaptés à la vie Malgache. Qui ne peuvent plus partir faute de ne plus avoir nulle part ailleurs ou aller, et qui ont fait de ces villes leur "Rade Terminus".


Ces villes vivent repliées sur elles-mêmes. Elles sont au bout du monde et loin de tout. Pour chacune de ces deux villes, Il faut plus de 20H de route pour rejoindre la capitale, et une dizaine d'heure de route pour rejoindre la grande ville la plus proche.


Elles sont totalement isolées. Le temps s'y est arrêté. Elles sont figées, plus rien ne change, ou presque. Elles se dégradent lentement, de temps en temps un nouveau bâtiment en remplace un autre, une ONG s'installe, un entrepreneur rêveur y tente sa chance, mais fondamentalement, plus rien ne change depuis des dizaines d'années.


Ce sont de grosses villes (80 à 100 000 habitants) mais on y vit comme dans une bulle, isolé du reste du monde et même du reste de Madagascar. Tout le monde se connait, tout n'est qu'habitude, et il y règne une indolence difficile à décrire. Trois jours après votre arrivée, tout le monde vous connaitra. On aura l'impression de vous connaitre depuis toujours, que vous avez toujours été là. En trois jours seulement, vous ferez partis des meubles et des habitudes de la ville. Et quand vous en partirez (ou que vous y mourrez), on vous oubliera instantanément, comme si vous n'y étiez jamais passé, comme si vous n'aviez jamais existé.


Un projet minier de grande envergure pourrait dans un futur proche ressusciter Tuléar. Je ne vois pas à l’heure actuelle ce qui pourrait sauver Diego.


Je suis arrivé à Tuléar à 31 ans. J'en suis parti un peu moins d'un an après pour aller travailler à la capitale. J'en suis parti, ou peut-être je me suis enfui, parce que je savais que je pouvais m'y perdre, et que j'étais bien trop jeune pour faire de cette ville mon rade terminus. Mais j'y repense quand même avec beaucoup de nostalgie, et je n'écarte pas l'option d'y trainer à nouveau un jour ma vieille carcasse pour y finir ma vie dans la plus totale déchéance morale et physique.


Et il y a encore un autre paradoxe avec Madagascar en général et/ou ces deux villes côtières en particulier. Si c'est un pays crasseux, fatigant, usant, pauvre, et où les coups foireux sont légions, il n'en reste pas moins un pays fascinant, ubuesque, comme un monde parallèle, qu'il est très difficile de quitter....on s'y attache irrémédiablement, et ceux que j'ai connu et qui en sont partis ont tous un pincement au cœur en y repensant.


Dans le roman, une phrase prononcée par un résident de longue date définit parfaitement cet état de fait. Je la cite de tête, mais ça donne :



Ça fait 10 ans que je vis à Madagascar, et je ne pourrai pas dire
encore aujourd'hui si j'y suis heureux ou malheureux



J'y ai rencontré tous les personnages du roman (leur équivalent bien sûr), vu ou vécu moi-même leur situation, et entendu ou prononcé moi-même tous les discours, avis, opinion, plainte que j'ai lu dans ce livre.


Livre à conseiller à tous ceux qui sont intéressés par ce pays, qui vont peut-être aller un jour le visiter. Et qui, quand ils se retrouveront dans l'un de ces villes côtières de ce pays du bout du monde, en plus de leur lecture romancée du guide du routard et du dépaysement ressenti, sauront ce qu'ils se cachent derrière ce fonctionnaire ou ce commerçant trop souriant, cette jeune fille qui vient vous accoster dans la rue ou dans un bar, et ces mines de blancs vieillissants patibulaires qu'il croiseront à la terrasse d'un café.

Snifou-Snifou
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le 20 févr. 2022

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Snifou De Laze

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