Dans un premier roman d’inspiration autobiographique, Eve Guerra raconte les difficultés de construction identitaire d’une jeune métisse, accablée par une histoire de transmission familiale difficile.
Lorsque, deux ans après avoir résolument coupé les ponts avec lui, la narratrice apprend par courriel la mort de son père en Afrique, c’est comme si la digue entre elle et le passé cédait brutalement, déclenchant en elle un véritable raz-de-marée. Sous l’effet du choc, tout semble d’ailleurs s’être liquéfié autour d’elle, tandis que, fuyant la rue où tout soudain lui fait obstacle, elle appelle sa tante et l’entend répéter « Le corps ! On ne pourra peut-être pas rapatrier le corps de ton père. »
Décédé dans des circonstances troubles et sans un sou vaillant, cet ouvrier-mécanicien franco-italen expatrié au Congo, au Gabon, puis au Cameroun, avait rejoint les rangs de ces marginaux désargentés qui ne peuvent plus rentrer en France. D’une très jeune Congolaise lui était née Annabella, aujourd’hui étudiante à Lyon ne vivant plus que pour la littérature et ses ambitions de futur écrivain, sûre de se construire une vie neuve sur le mensonge et l’oubli. C’est donc la souffrance de la perte plombée par la culpabilité de la rupture, comme dans une dernière chance de renouer le lien perdu, que la jeune femme se lance dans les démarches chaotiques du rapatriement.
Alors que, dans son hébétude, les goûts, les sensations et les couleurs du passé viennent supplanter ceux d’un présent au goût soudain de poussière, lui reviennent pêle-mêle son enfance dans la brousse, loin des cercles chics des expatriés bon teint ; les bras tendres et joyeux de sa mère africaine bientôt soumise à la violence d’une séparation la privant de tout droit sur sa fille ; enfin l’amour désormais exclusif l’attachant longtemps à son père, jusqu’à ce que, pleine d’orgueil et se rêvant libre, elle se choisisse un avenir rien qu’à elle, gommant son identité plurielle et un héritage cousu de violence et de non-dit.
Il n’aura fallu rien moins que le malheur pour qu’Annabella quitte ses illusions d’affranchissement du passé et, enfin consciente de sa vulnérabilité et de sa dépendance à ses racines et aux siens, commence à reprendre contact avec la réalité. Alors seulement l’étudiante comprendra-t-elle, bien plus modestement qu’avant, que « La littérature ne donne les clés du monde que si l’on se rend capable de l’interpréter, elle ne sauve que parce qu’elle réintègre l’individu dans le collectif et la transmission, et il est là le salut par la littérature : c’est de faire de nous des individus parmi les hommes, sauvant ‘’deux fois ce qu’ils savent en le transmettant’’ (Beauvoir). » Et c’est profondément transformée qu’après avoir touché le fond, elle pourra entreprendre de se réconcilier avec elle-même en même temps qu’avec les autres.
Pour exprimer la dislocation intérieure de son personnage, Eve Guerra bouscule langue et syntaxe, entremêlant pensées, dialogues et narration en un tout sans frontières. Tout en ruptures et fulgurances, le rythme épouse le désarroi et le chaos émotionnel, s’emballe, hoquète ou s’éparpille en un précipité de mots et de morceaux de phrases, qui, sans jamais s’égarer ni perdre le lecteur, n’en acquiert que plus de naturel, d’énergie et même de poésie. La performance est d’autant plus remarquable que Rapatriement est un premier roman, d’ailleurs couronné en tant que tel par le Goncourt 2024. Une bien belle entrée en littérature.
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