Leïla Slimani, après Bernanos et Mauriac

Regardez-nous danser, Leïla Slimani, Galllimard


Voici, enfin, le deuxième volume de la trilogie marocaine de Leïla Slimani "Le Pays des autres".


Nous y retrouvons, quinze ans après, Mathilde, l'Alsacienne qui a épousé un bel engagé volontaire marocain rencontré durant la Deuxième guerre mondiale, venue s'installer dans la propriété agricole non loin de Meknès ; Amine, son époux, qui finira à force de travail et d'obstination à réussir, désormais embourgeoisé et volage ; Omar, le frère d'Amine, ex-activiste anticolonial des années 50, devenu agent des services de renseignements du régime, et les enfants bien sûr : Aïcha qui est partie faire ses études de médecine à Strasbourg, la patrie de sa mère, et revient au pays natal s'emmouracher de Medhi, étudiant intello que l'on surnommait Karl Marx dans sa jeunesse et qui finira directeur des Impôts et Sélim, le timide blondinet, mal à l'aise partout sauf dans une piscine - il est excellent nageur - qui va se laisser crocheter par une bande de hippies étrangers qui investissent sans façon Essaouira entre deux prises de LSD.


Nous sommes au milieu des années 60 : les Marocains, que l'indépendance paradoxalement occidentalise, s'ébrouent des traditions, pendant que le roi Hassan II, entre deux attentats dont il sort miraculeusement vivant, durcit le régime, mate à balles réelles la contestation étudiante, fait torturer une jeunesse bouillonnante, et offre des postes de télévision aux cafetiers de tout le pays pour que nul n'en ignore : même les exécutions ont lieu en direct !


C'est cette saga familiale et cette histoire politique et sociale du Maroc du début des années 70 qu'avec beaucoup de subtilité, sans jamais peser, loin de toute démonstration, Leïla Slimani tricote ensemble dans une très belle langue, précise, fluide et d'une sensualité, parfois cruelle, parfois torride, qui éblouit.


La marque de l'autrice, sa patte, son style, c'est la cruauté du trait, la dissonance, la tranquille acidité du récit, une passion paisible pour l'étrangeté. C'est là qu'elle est à son meilleur, comme dans "Chanson douce", l'histoire d'une baby-sitter qui noie dans une baignoire deux enfants qu'elle chérissait, récompensé par le Prix Goncourt. Pourquoi ? Parce que son ton si serein pour décrire des monstruosités, des incongruités, les douleurs insupportables, les désirs irrépressibles, les trahisons, les ratés ou les résignations d'une vie a un charme à la fois vénéneux et analgésique. L'observation est précise et implacable ; le ton apaisant, comme s'il s'agissait-là de choses normales, ordinaires, partagées. Il y a de l'écrivain catholique chez Leïla Slimani, la cruauté d'un Mauriac, la profondeur d'un Bernanos, une manière d'hymne rêche à la fraternité blessée des écartelés de la vie que nous sommes.


Ici, entre mille autres, une scène d'amour renversante entre un neveu et sa tante ; l'accouchement d'un enfant mort-né ; la vengeance en miroir d'une locataire à l'égard de sa bailleresse raciste ; la lecture par la mère et la maîtresse d'un jeune homme disparu des lettres qu'il adressait à sa fiancée, toutes deux essentiellement jalouses d'avoir été privées d'une telle correspondance ; un père qui, venant accueillir sa fille à l'aéroport, à la vue d'une belle femme, se réajuste en souriant à cette nouvelle aventure qui s'annonce avant de s'apercevoir qu'il s'agit de sa fille et de se fâcher alors parce que la jupe est trop courte.


Je dois avouer que ce deuxième volume m'a un peu moins plu que le premier ("La Guerre, la guerre, la guerre") que j'avais trouvé vraiment éblouissant de facture et de ton. Ici le passage sur les hippies à Essaouira m'a paru un peu long au regard de l'intérêt de la chose et le fil du récit moins bien tenu. Mais livre après livre, Leïla Slimani s'impose comme une très grande écrivaine des corps, de la sensualité, des désirs blessés et des identités floues, amputées ou schizophrènes (psychologiques, sociales, nationales, sexuelles), du mariage mixte à l'inceste.

JoëlBoyer
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le 23 févr. 2022

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Joël Boyer

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