Exploration sérieuse et poétique de l'épisode le plus obscur de la vie d'Arthur Rimbaud.

Sous-titré «Le voyage perdu», cet essai paru en 2011 de l’Américain Jamie James, remarquablement traduit par Anne-Sylvie Homassel pour les éditions du Sonneur, explore l’épisode le plus mal connu de l’existence d'Arthur Rimbaud : son voyage à Java en 1876, une année de basculement du cours de sa vie, proche du moment où il renonça à son incroyable talent poétique, après le décès de sa sœur Vitalie et sa rupture violente avec Verlaine.


«Toutefois, il est fort probable qu’à l’époque de son voyage à Java – un peu avant, sans doute -, il perdit simplement foi en la puissance des mots et préférai s’engager dans une vie nouvelle, une vie d’action qui culmina avec son séjour africain. La fascination qu’exerce encore Rimbaud ne tient pas seulement aux faits et gestes déjà fort intéressants par eux-mêmes que rapporte la chronique, mais bel et bien – et avant tout – à cet anti-événement. Est-il concevable – et particulièrement du point de vue de l’écrivain – qu’un être aussi splendidement doué ait pu rester sourd à ses besoins d’expression et renoncer aux privilèges de son talent ? Comme tous les actes de Rimbaud, ce renoncement est une merveille et une menace.»


Rimbaud qui ne tenait jamais en place, s’était engagé pour cinq ans dans l’armée coloniale hollandaise, acte surprenant au vu de son passé ; il embarqua en juin 1876 sur le Prins van Oranje pour aller combattre à Java. Peu de temps après son arrivée sur place, il déserta et s’évanouit dans la nature, jusqu'à son retour à Charleville à la fin de cette même année. De ce voyage et de sa désertion, quasiment pas de traces car Rimbaud dissimula son passé de poète à ses compagnons de troupe, et n’en a rien écrit.


«L’ancien communard qu’était Rimbaud (en esprit du moins) pouvait-il ne pas relever la cuisante ironie de son engagement au service de la vieille Europe coloniale écrasant les aspirations d’un peuple à la liberté ? Le poète avait prophétisé cette péripétie dans son poème "Démocratie" (Illuminations). Il vaut la peine qu’on le cite en entier :
"Le drapeau va au paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour.
Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques.
Aux pays poivrés et détrempés ! - au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.
Au revoir ici, n'importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C'est la vraie marche. En avant, route !"»


Ancien critique d’art et écrivain installé à Bali depuis une quinzaine d’années, Jamie James, porté par l’attrait magnétique que suscitent Rimbaud et son œuvre, écrit un essai limpide, un récit de voyage sur les traces invisibles de « L’homme aux semelles de vent », une enquête qui ne résout rien mais qui fascine, convoquant les ouvrages des rimbaldiens sérieux ou fantaisistes, comme celui du beau-frère posthume du poète, Paterne Berrichon, qui imagine Rimbaud se cachant dans la jungle avec les orangs-outans, convoquant également ses grands contemporains, ceux qui écrivirent sur les Indes néerlandaises ou qui photographièrent Java à la même époque, avec pour liant les écrits de Rimbaud, cités et commentés «aussi souvent et aussi exhaustivement que les convenances le permettent».


«On ne peut rien dire de Rimbaud dont le contraire ne soit également vrai. Il fut athée et catholique, classique et révolutionnaire, esthète et barbare, mystique et matérialiste. Il fut intact et souillé, il vécut pour l’art et y renonça : la seule constante de Rimbaud, c’est le paradoxe.»


Une très belle découverte que je dois en particulier à Zoé Balthus qui présenta ce livre à la librairie Charybde en avril 2014, et à Jérôme Lafargue qui l’évoque au cœur de l’intrigue de son dernier roman («En territoire Auriaba» paru chez Quidam Éditeur en Mars 2015), et je les remercie.


Retrouvez cette note de lecture, et toutes celles de Charybde 2 et 7 sur leur blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/04/07/note-de-lecture-rimbaud-a-java-jamie-james/

MarianneL
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 17 févr. 2015

Critique lue 277 fois

4 j'aime

MarianneL

Écrit par

Critique lue 277 fois

4

Du même critique

La Culture du narcissisme
MarianneL
8

Critique de La Culture du narcissisme par MarianneL

Publié initialement en 1979, cet essai passionnant de Christopher Lasch n’est pas du tout une analyse de plus de l’égocentrisme ou de l’égoïsme, mais une étude de la façon dont l’évolution de la...

le 29 déc. 2013

36 j'aime

4

La Fin de l'homme rouge
MarianneL
9

Illusions et désenchantement : L'exil intérieur des Russes après la chute de l'Union Soviétique.

«Quand Gorbatchev est arrivé au pouvoir, nous étions tous fous de joie. On vivait dans des rêves, des illusions. On vidait nos cœurs dans nos cuisines. On voulait une nouvelle Russie… Au bout de...

le 7 déc. 2013

35 j'aime

Culture de masse ou culture populaire ?
MarianneL
8

Un essai court et nécessaire d’un observateur particulièrement lucide des évolutions du capitalisme

«Aujourd’hui il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout il faut le préserver. Ensuite, nous pourrons le transformer, beaucoup, et même d’une façon révolutionnaire. Mais avant tout, nous...

le 24 mai 2013

32 j'aime

4