Scipion
7.2
Scipion

livre de Pablo Casacuberta (2008)

Aníbal réconcilié avec son Histoire

Mortifié d’avoir toujours été en-deçà des attentes de son historien de père, éminent spécialiste de l’histoire antique et grand séducteur, d’avoir toujours été en butte à son mépris et à sa dérision pour n’avoir pas su se forger un destin de vainqueur, son fils Aníbal Brener a tout laissé tomber – son poste d’universitaire, sa carrière d’historien, les liens avec son père – pour se consacrer exclusivement à la boisson. "Pauvre comme un moine et endetté jusqu’au cou", il survit dans une pension minable, partageant sa chambre avec un vieillard aigri et revanchard.


Éloigné depuis des années de ce personnage écrasant dont il a appris le décès à la télévision, Aníbal réussit néanmoins, après une longue empoignade juridique avec sa sœur Berta, à revenir dans la maison paternelle pour récupérer trois boîtes qu'il lui a léguées.


«Dès l’instant où sa main avait actionné le pêne, j’avais été assailli par l’odeur caractéristique du vestibule, cette puanteur de renfermé, de torchon humide, de médicaments, que chevauchaient les innombrables poussières pelucheuses des livres, telle une horde de cavaliers invisibles, et ces vieux relents de pourriture et de parfum, de teinturier et de sueur, de fruit gâté et d’anis, bref : l’odeur inimitable du professeur.»


Le contenu des boîtes peu à peu dévoilé, et les dispositions testamentaires tordues qu’Aníbal y découvre, l’entraînent dans des aventures rocambolesques, en compagnie de l’avocat douteux de son père, de la riche épouse infirme et hystérique de celui-ci, et de deux femmes séduisantes. Au cours de cette quête de son héritage matériel et psychologique, la névrose paternelle d’Aníbal prend tout son relief, certains épisodes exceptionnellement drôles évoquant le meilleur de Woody Allen.


«Ce froncement de sourcils, si aigu et si féminin, qui accompagnait son interrogation, me permit de constater une fois de plus que c'était une jolie fille. Mais tout de suite je pensai que cette expression "jolie fille", aurait plutôt été celle du professeur. Je rencontrais souvent dans mon discours intérieur des vestiges de sa personnalité, des traces que je tentais d'acculer dans un coin et de cribler de balles comme s'il s'agissait de rats de terrain vague, car chacune de ces découvertes ranimait en moi l'ancestrale indignation que son influence m'inspirait.»


Narrateur narcissique et surtout très peu fiable, tenaillé entre ses désirs de récupérer ou bien de renoncer définitivement à l’héritage, Aníbal exhibe lui-même les traits de caractère paternels qu’il stigmatise, et en particulier cet «incorrigible penchant à fabuler les pensées d’autrui». Tourneboulé par ses mésaventures successorales, il en vient peu à peu à faire preuve d’empathie envers ce père découvert à titre posthume, et réussit à le voir non plus comme un personnage haïssable mais comme un être humain, forcément complexe.


«Je baissai de nouveau les yeux sur le texte. Il y faisait une description froide, quasi clinique de notre pacte d'hostilité, tout en regrettant l'inutile gaspillage de nos efforts respectifs. Ce paragraphe ne laissait pas de m'incliner à la compassion car il révélait la conscience qu'avait mon père d'avoir ruiné ma vie professionnelle sans que cette lucidité ne l'arrêtât un seul instant, mais au moins laissait-il entrevoir un brin d’humanité et l’aveu de sa propre incompétence. Jamais je n’avais reçu de lui un tel témoignage et en relevant les yeux de la page, je ne pus que sourire amèrement, envahi par une double sensation d’appartenance et de perte.»


En refermant cette tragi-comédie qui restitue parfaitement combien les perceptions humaines peuvent être tronquées et mouvantes, on rêve que tous les autres livres de l'uruguayen Pablo Casacuberta soient aussi brillamment traduits en français, pour notre plus grand bonheur (Scipion, traduction de François Gaudry pour les éditions Métailié, janvier 2015).


Retrouvez cette note de lecture, et toutes celles de Charybde 2 et 7 sur leur blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/03/30/note-de-lecture-scipion-de-pablo-casacuberta/

MarianneL
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Mes plus belles lectures en 2015

Créée

le 30 mars 2015

Critique lue 238 fois

5 j'aime

MarianneL

Écrit par

Critique lue 238 fois

5

D'autres avis sur Scipion

Scipion
jerome60
7

Critique de Scipion par jerome60

Anibal, le narrateur, ne parvient pas à régler la question du père. Un père universitaire érudit et célèbre, spécialiste de l’antiquité qui lui a donné le prénom d’un héros carthaginois des guerres...

le 9 mars 2015

2 j'aime

Scipion
Cinephile-doux
6

Une trop lourde hérédité

Coincé entre deux géants, l'Argentine et le Brésil, l'Uruguay cultive à la fois une modestie narquoise et une paranoïa méfiante face à ses encombrants voisins. Son cinéma, méconnu, est tout à fait...

le 5 janv. 2017

Scipion
Cortex69
6

Critique de Scipion par Cédric Moreau

Septième étape de mon voyage au cœur de la sélection des romans concourant pour la cuvée 2016 du Prix du meilleur roman des lecteurs de Point, Scipion nous propose une virée en compagnie d'Aníbal...

le 15 avr. 2016

Du même critique

La Culture du narcissisme
MarianneL
8

Critique de La Culture du narcissisme par MarianneL

Publié initialement en 1979, cet essai passionnant de Christopher Lasch n’est pas du tout une analyse de plus de l’égocentrisme ou de l’égoïsme, mais une étude de la façon dont l’évolution de la...

le 29 déc. 2013

36 j'aime

4

La Fin de l'homme rouge
MarianneL
9

Illusions et désenchantement : L'exil intérieur des Russes après la chute de l'Union Soviétique.

«Quand Gorbatchev est arrivé au pouvoir, nous étions tous fous de joie. On vivait dans des rêves, des illusions. On vidait nos cœurs dans nos cuisines. On voulait une nouvelle Russie… Au bout de...

le 7 déc. 2013

35 j'aime

Culture de masse ou culture populaire ?
MarianneL
8

Un essai court et nécessaire d’un observateur particulièrement lucide des évolutions du capitalisme

«Aujourd’hui il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout il faut le préserver. Ensuite, nous pourrons le transformer, beaucoup, et même d’une façon révolutionnaire. Mais avant tout, nous...

le 24 mai 2013

32 j'aime

4