Au fil d'autres critiques lues, j'ai pu découvrir que l'on attribuait à Michel Houellebecq à travers ce livre la prémonition du mouvement des Gilets Jaunes, ou bien un goût prononcé pour la perversité sexuelle, ou bien une déprime latente qui suinte à travers ses pages. Tout ceci, à mon avis, correspond à des lectures superficielles du véritable contenu de Sérotonine.


Tout d'abord, pourquoi ce titre ? Evidemment, on pense au fait que le héros prend des comprimés d'antidépresseurs contenant ladite substance. S'arrêter là serait un raccourci, car je pense que l'intention même du livre est dévoilée dans son titre, et dans les pages qui expliquent quelle est la fonction biologique de la sérotonine : la comparaison sociale. Comme le médicament pris par le narrateur, le livre de Michel Houellebecq est sécable, se savoure en solitaire, et permet à son absorption (sa lecture) de se situer par rapport à autrui.


Quelle est la dimension pertinente pour la comparaison aux autres développée dans cette Sérotonine-là ? Il s'agit du fait de vivre le Grand Amour. Ainsi, dans son livre, Houellebecq déroule deux démarches en parallèle.


D'abord il nous présente à travers plusieurs exemples la différence entre l'amour "plaisir" (coucher avec quelqu'un que l'on trouve séduisant(e), en réalité ou en fantasme ; revoir un(e) ex pour des moments de tendresse), qui "rendent la vie plus agréable mais n'en font pas un destin", par opposition à l'Amour, potentiellement tout aussi immédiat mais moins facile (le narrateur aimerait que les échanges verbaux avec son âme soeur soient minimaux pour en conserver la pureté tout en admettant que c'est impossible), proche d'une extase divine, et davantage garant de l'équilibre mental (voir mon paragraphe suivant). Plus précisément, Houellebecq n'explicite jamais très clairement en quoi cette différence se situe, il se contente faute de mieux de dire que l'Amour se reconnaît viscéralement comme une évidence par celui ou celle qui en fait l'expérience. Ainsi, il s'agit moins d'une comparaison définitoire, que d'une comparaison personnelle et expérientielle.


Ensuite, il nous dresse le portrait de plusieurs personnages, qui tous ont raté cet Amour alors qu'il y avaient accès. Ils l'ont laissé échapper pour diverses raisons : le désir d'une carrière, le respect d'une idéologie familiale, le lien mère-fils, la pulsion sexuelle, un lien d'amour perçu comme "déviant" par la société. L'autre point commun de ces personnages, conséquence du premier, est leur sentiment que la vie les fuit, ou qu'ils fuient la vie, avec des suites comportementales désastreuses (isolement, suicide, alcoolisme).


Et pour le lecteur distrait, le dernier chapitre du livre est limpide : quelque chose chez l'humain peut le rendre inattentif à l'importance de l'Amour quand il lui est donné à vivre. "Lecteur, si tu as raté ta chance, sache que tu n'es pas le seul ; ou bien si tu ne l'as pas ratée, sois vigilant. Voici la Sérotonine que tu viens d'absorber avec mon récit." (ce n'est pas une citation du livre, juste une interprétation).


Malgré un sujet difficile à traiter, le livre n'est pas dénué d'un humour grinçant. Sa lecture m'a vraiment fait penser à une comédie romantique dans laquelle les codes seraient perturbés : ici, les personnages ratent complètement leurs occasions de se rattraper au moment crucial, ils se découvrent entre eux non dans des moments humoristiques embarrassants, mais à travers des moments chocs non moins embarrassants (la révélation de vidéos sexuelles inavouables, l'actrice pitoyablement ivre, le paysan parlant en cachette à ses enfants), et les sorties des personnages sont plus spectaculaires que leurs entrées (le suicide sur l'autoroute, le projet de sauter d'un immeuble, le retour au Japon). On pourra se rappeler que l'un des premiers chapitres fait d'ailleurs explicitement référence aux comédies romantiques, dans une moquerie assez acide, mais qui reconnaît leur qualité de dialogues - écueil justement pointé quelques chapitres plus loin comme étant ce qui manque généralement à l'Amour dans la vraie vie. En bref, le projet est ici de faire un roman radicalement nouveau par rapport aux codes usuels des histoires d'amour, en prenant le parti de décrire des gens "normaux" par opposition aux héros "idéaux" des "rom-com".


Enfin, on remarquera le souci du détail qui émaille le livre : nourriture, villes, métiers, animaux, programmes télévisés, tout est passé au crible de l'oeil attentif du narrateur. Pourquoi cet effort récurrent de description, qui paraît distraire du propos central ? C'est parce que ces multiples petites descriptions participent au sentiment d'isolement, et Houellebecq a vraiment une patte qui lui est propre en ce sens : le narrateur se commande des plats de gourmandise solitaire, il regarde la télévision en coupant le son, il passe du temps avec des vaches, toutes choses qui sonnent juste avec le (la) célibataire en nous (et à nouveau, on est loin des exagérations hautes en couleur des comédies romantiques). L'auteur décrit ainsi un véritable écosystème de l'échec amoureux, déjà puissamment abordé dans Extension du domaine de la lutte, mais dépeint ici de manière plus pointue, plus clinique peut-être aussi.


Au final, Sérotonine n'est pas un roman pervers, sinistre ou gauchiste. C'est un hommage atypique à l'amour, à sa nécessité, et à ses particularités individuelles. "Il y a encore du boulot pour que l'on y arrive tous" semble nous dire Houellebecq à la fin de son livre (de manière bien plus élaborée, mais je ne veux pas tout dévoiler). Certes, et je souhaite aux lecteurs découvrant ce grand livre d'être aussi touchés que moi par son message encourageant malgré tout.

Ptyx
9
Écrit par

Créée

le 2 mai 2019

Critique lue 202 fois

Ptyx

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