Seyvoz, c'est la fusion de deux écritures et de deux temporalités.

Deux écritures, d'abord. Difficile de dire qui a écrit quoi, bien qu'il m'ait semblé reconnaître Maylis de Kerangal dans la partie "présent". Les deux autrices affirment avoir cherché à créer une "troisième langue", en se relisant l'une l'autre. Un projet singulier.

Deux temporalités, puisque présent et passé alternent, marqués par des typographies distinctes. Il y a bien fusion puisque le roman décrit la façon dont le passé hante la mission de Tomi Motz. Notre héros, un vieux briscard de la profession, a été envoyé de Paris pour inspecter le barrage de Seyvoz, plus grand barrage de France. Page 12, belle évocation de la voix de son patron : "(...) Million l'avait appelé la veille d'une voix assise, d'une voix qui avait les pieds sur son bureau et pivotait distraitement dans son fauteuil (...)". En route pour le sud-est donc.

Sur place, tout semble se dérober à lui. Brissogne, son contact local, n'est pas au rendez-vous. Une mystérieuse femme au volant d'une Clio rouge lui annonce qu'il ne viendra pas sans autre justification, puis disparaît, au détour d'un virage, alors que Tomi a cherché à la rattraper à bord de sa Passat grise. A l'hôtel du Val-Perdu (ça ne s'invente pas) où il a réservé une chambre, on lui indique que l'établissement est complet alors qu'il n’y croise jamais personne. Une ampoule grésille alors qu'elle est éteinte. Le Wi-fi ne fonctionne pas, comme les prises de courant au moment où il cherche à se raser. L'occasion de comparer la peau de Tomi à la texture du ciment. Page 37 : "La peau de son visage est sablée, un peu granuleuse, elle crisse, or il aime être rasé de près (...)".

Il s'occupe en envoyant des sms à sa fille ou en relisant L'éducation sentimentale. Le deuxième jour, il sera victime d'une chute de tension hautement symbolique. Puis d'un "malaise d'une autre nature, la sensation d'être prisonnier d'un champ magnétique étanche, qui brouillerait tout accès aux autres, la sensation d'un éloignement progressif qui le rend de plus en plus friable, irascible" (page 55). De mauvaises ondes émanant du barrage, il rentre à son hôtel où il ne croise toujours personne, hormis... un chien qui vient gratter à sa porte, avant de se dérober lui aussi. Enfin, la nuit, il sera victime d'une hallucination : "La ville, déserte, aveugle, entièrement grise, ne se ressemble plus. Toutes les façades - des immeubles, des maisons, des commerces, des bureaux - sont bétonnées. Depuis le rez-de-chaussée jusqu'au premier étage, la ville est murée, condamnée, enchâssée dans le béton" (page 61).

Alterne donc, avec ce récit, celui du passé : le sort de ce village englouti pour les besoins du barrage, celui des ouvriers étrangers parfois sacrifiés pour cette bonne cause. On décroche les trois grosses cloches à titre de geste solennel : c'est l'âme du village qu'on commence par arracher, avant le corps. L'ouvrier noyé sous du béton, ce sera Joaquim, venu d'Espagne attiré par un meilleur salaire que chez lui. Page 51 :

Tout s'est pétrifié, l'air, chargé de gouttelettes de ciment, les ouvriers, paralysés par la sidération et l'effroi, et Joaquim, disparu : il n'y avait rien à faire, on ne pouvait qu'assister à la cristallisation du béton sur son corps, attendre que la matière sédimente sur sa peau - Joaquim englouti par le béton comme le village le serait bientôt par l'eau une fois le barrage achevé, Joaquim victime expiatoire de la catastrophe à venir, avalé par le mur.

Une sorte de Pompéi, mais engendré par l'homme. Puis, ce sera la confrontation avec les fantômes du village englouti. La route qui y menait annonçait la violence. Page 71 :

Le brouillard boucane dehors, et la route est devenue si étroite que les branches des conifères frôlent maintenant les portières, ventousent les vitres telles des griffes noires. (...) De temps à autre, des sapins percent l'opacité [belle allitération], semblables à des ombres spectrales sur un Polaroid, des tronc gris, calibrés à l'identique, soudain très nets et vaguement hostiles.

Il sera accueilli aux cris de "Volt-ang a-ssas-sin !" avant de refluer de nouveau vers son hôtel où il retrouvera la fille à la Clio rouge, Marjorie.

Fallait-il ajouter une histoire d'attirance entre Tomi et cette Marjorie ? Pas sûr. L'histoire a moins de force que ce qui la précédait. La jeune femme propose à notre héros une plongée dans le lac. Mais de nouveau, le rendez-vous de Tomi s’évapore. "Son coeur est soudain équarri par l'inquiétude : et si elle était restée au fond du lac ? (...) et si cette sirène n'était qu'un leurre et le miroitement de ses écailles un moyen de l'aveugler ?"

Le rêve prend fin. Plus qu'à rentrer à Paris pour conclure le récit :

L'autoroute est semblable à une piste d'atterrissage, c'est plat, ultra-rapide, absolument horizontal, il file, et dans ce mouvement, le voyage à Seyvoz, ce mur, cette eau immobile, cet hôtel inquiétant, et les événements étranges survenus là-bas, tout cela s'est réduit progressivement, s'est durci, minéralisé, jusqu'à devenir une simple concrétion, un éclat de roche, ce simple caillou que Tomi glisse dans sa poche.

Un rêve à présent bétonné. Comme le village de Seyvoz.

7,5

Jduvi
7
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il y a 4 jours

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il y a 3 jours

Jduvi

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