" L'enfer, c'est les autres ! ", écrivait Jean-Paul Sartre.



Au-delà du roman d'horreur culte, au-delà de l'adaptation inspirée à Stanley Kubrick, différente, le Shining de Stephen King est un formidable récit d'auto-fiction au coeur duquel l'auteur semble, peut-être même sans s'en rendre compte, avoir la prescience d'une catastrophe planant sur sa propre existence, professionnelle et familiale :



désintégration individuelle aux addictions, blocage de l'écriture et tensions relationnelles poussées à l'extrême



avant le choix, salvateur ou non, ultime. Loin des fresques chorales dans lesquelles l'écrivain excelle à dépeindre des pans entiers de la société américaine, le roman se concentre autour d'une simple cellule familiale, père, mère et fils, coupée du monde au coeur d'un hiver impénétrable, et démontre une nouvelle fois combien son auteur sait souffler la vie de ses personnages jusque dans les moindres frémissements émotionnels, et capter l'attention de ses lecteurs à travers eux. A travers leurs espoirs, leurs craintes et leurs terreurs, à travers leur passé imparfait comme celui de tout un chacun. A travers ce miroir simple de nos esquisses d'humanité, de nos doutes secrets, de nos fragilités. Où, baignées dans le sang et la putréfaction de fantômes sordides et dans le delirium tremens d'une trop longue abstinence sous tension, naissent de



lugubres lueurs de lucidité quant aux faiblesses individuelles de l'homme.



Le personnage principal, rageusement porté par Jack Nicholson à l'écran, et dont l'image colle effroyablement au récit à plusieurs reprises, est bien le sujet central de la narration : Shining décortique les élans frustrés de l'écrivain dans le combat quotidien de l'alcoolique abstinent pour garder prise sur le réel. Entre le refuge de l'imaginaire essentiel à l'intellectuel afin d'y exprimer ce qu'il ne peut imprimer sur le réel et sa lutte incessante contre les élans insupportables de ce caractère malade, schizophrénique, qui accompagnent sournoisement la frustration, l'auteur semble dépeindre



la solitude créatrice et ses souffrances silencieuses,



la constante remise en question de l'artiste au coeur du processus de matérialisation tangible de son univers mental :



Un jour il écrirait ce livre, non pas l'oeuvre indulgente, nourrie
de réflexions quasiment philosophiques, à laquelle il avait d'abord
songé, mais une oeuvre dure comme pierre, un réquisitoire d'une
exactitude rigoureuse, accompagnée d'une collections de photos qui
exposerait toute l'histoire de l'Overlook avec ses sales combines
financières et ses tours de passe-passe louches.



Jack Torrance est abordé, tel de très nombreux personnages de l'oeuvre de Stephen King, comme un homme ordinaire, ni plus ni moins torturé que la moyenne des hommes, mis face à une situation extraordinaire tout en restant condamné à combattre ses propres démons. Et comme souvent, c'est dans son passé disséminé au fil des pages que l'auteur le raconte, l'habille, mettant la lumière alors sur ses actes autant que sur ses incertitudes. Insiste longtemps, tout au long du récit, sur son alcoolisme réfréné, nourrissant alors plus avant l'état d'excitation permanente et d'instabilité flagrante de l'écrivain frustré. Et l'une des pierres primaires de Shining est là, ostentatoire, portée sans finesse certes mais avec intelligence sur la tension globale de la narration.



Alcoolique il l'était encore et il le serait toujours. Peut-être
même l'avait-il toujours été, dès son premier verre, bu au bal de la
classe de seconde. ça n'avait rien à voir avec la volonté,
l'immoralité de l'alcool ou la faiblesse de son caractère. Il y avait
seulement quelque part, dans son circuit intérieur, un interrupteur
défectueux, un disjoncteur qui ne fonctionnait pas et il s'était
progressivement enfoncé dans le gouffre, lentement d'abord, puis plus
rapidement, sous la pression des événements.



Ainsi, de pages en pages, l'homme s'éclaire sous les souffrances et les frustrations, dans les échecs qu'il ne sait comment surmonter, et son existence se ponctue de violences et de colères irrépressibles sans que celui-ci ne trouve jamais ni l'issue dans le dédale des couloirs d'un hôtel aussi hanté que le poids de ses erreurs, ni la force de s'en affranchir pour rebondir, de s'en extraire pour mieux repartir de l'avant. Emprisonné par l'impression d'une damnation aléatoire, injuste et insurmontable, il continue bêtement, assommé, de s'y réfugier en excuses :



Il avait fourré sa main dans le Grand Guêpier de la Vie, sans s'en
rendre compte. L'image était d'un goût douteux, mais, comme métaphore,
le Grand Guêpier de la Vie n'était pas sans mérite. (...) Pouvait-on
s'attendre à une conduite rationnelle de la part de quelqu'un dont la
main était transpercée par une multitude d'aiguillons brûlants ? (...)
Quand il avait fourré sa main dans ce guêpier, ce n'était pas qu'il
eût conclu un pacte avec le diable, renonçant à toutes les valeurs
civilisées, l'amour, le respect, l'honneur. Non, ça lui était arrivé,
un point c'est tout. (...) il avait cessé d'être un homme de raison et
il était devenu le jouet de ses nerfs.



Dès lors tout y passe des brutalités qui justement le condamnent là.



ç'avait été un bruit sec et net, comme le craquement d'un crayon qui
se brise ou d'une petite branche qu'on casse sur le genou pour faire
du feu. En voyant le visage de Danny blêmir jusqu'à devenir exsangue
et ses grands yeux se dilater, Jack avait eu la certitude que l'enfant
allait s'écrouler, évanoui, au milieu de la flaque de bière et de
papiers. (...) Quand Wendy s'était aperçue de l'angle bizarre que
faisait l'avant-bras de son fils, elle s'était mise à hurler, elle
aussi. Dans les familles comme il faut, les bras des enfants ne
pendaient pas de cette manière-là. (...) Jack les avait regardés d'un
air hébété, ne comprenant pas comment une chose pareille avait pu leur
arriver. Ses yeux avaient rencontré ceux de Wendy et il y avait vu sa
haine. (...) Il se sentait abandonné, bouleversé, profondément
malheureux. Il doutait que, même au moment de mourir, on pût souffrir
davantage.



Jack Torrance, avant même le début de l'histoire, malgré toutes les lueurs de conscience qu'il atteint parfois, porte sur ses épaules voûtées le poids d'une condamnation à laquelle il ne pourra se soustraire, à laquelle il ne peut que s'abandonner dès lors que l'entretien préliminaire qui débute le roman s'est ouvert. Sans aucun échappatoire possible. Tentant d'entraîner dans sa chute enragée d'une aveugle colère sanglante, sa pauvre épouse désorientée et son malheureux fils épouvantés.


Ce fils, Danny Torrance, jeune garçon de cinq ans, est l'autre pierre angulaire du roman. Le Shining c'est ce don qu'il a toujours eu et ne comprend pas totalement. Télépathie, prescience, compassion, le petit gars entend des voix, lit les moindres doutes intimes de ses parents - des gens en général - et voit des chemins d'avenirs possibles lors d'évanouissements alarmants ou spectaculaires, de transes habitées plus ou moins angoissantes mais jamais anodines.
Et toute la puissance du maitre américain se développe au fil de l'ouvrage tandis que la narration s'attache au petit bonhomme : Stephen King, comme à son habitude, sait mesurer



l'innocence partielle des très jeunes esprits



et peindre avec un réalisme époustouflant les appréhensions de l'enfance, jouant toujours savamment de cet élément distancié pour tendre un peu plus les éléments d'angoisse et de terreurs d'un bout à l'autre d'une intrigue qui, dès lors, ne peut que nous tenir hors d'haleine derrière les espoirs de bienveillance familiale.



Danny avait réussi, grâce à un immense effort de concentration, à
sonder l'esprit de son père. Il y avait entrevu, le temps d'un éclair,
un mot inconnu, incompréhensible, bien plus effrayant encore que le
mot DIVORCE, le mot SUICIDE. Depuis, Danny n'avait plus croisé ce
mot-là dans l'esprit de son papa et il ne tenait pas à le rencontrer.
Il n'avait même pas envie de savoir exactement ce qu'il signifiait.



Là encore, l'auteur joue de l'interaction des êtres pour les éclairer l'un à la lumière de l'autre, insistant sans l'écrire sur les terreurs motrices d'un garçon trop envahi par les émotions déséquilibrées de ceux qui l'entourent pour rester à l'écoute des siennes. Plaçant ce petit personnages dans l'exacte même position que celle du père, tiraillé entre l'instinct de survie et la nécessité d'agir. Sans savoir comment le dire, comment l'exprimer. Le don du fils devient



le miroir du père,



ce miroir dans lequel ce dernier ne peut se supporter face à ce qu'il est réellement.
Un écrivain raté, un mari égoïste, un père brutal. Un homme d'échecs.



Danny fait inconsciemment ce que tous les soi-disant mystiques et
voyants font consciemment ou cyniquement. Je l'admire pour ça. Si la
vie ne le force pas à rentrer ses antennes, il deviendra un homme
remarquable.



Face à ce père rongé de ses propres monstruosités, de son inextricable culpabilité, Danny Torrance n'est qu'un enfant tourmenté que l'auteur prend un malin plaisir à torturer pour les besoins fantomatiques du récit : le premier spectateur à l'horrible son et lumière mis en place par le dernier personnage - récurrent, des oeuvres de Stephen King, ici l'Overlook Hotel - l'élément fantastique. Aggressif et lugubre. L'écrivain sait mieux que quiconque faire frémir les enfants et ramener le lecteur adulte au plaisir innocent et naïf qui laisse naître de profondes angoisses, vives. Attendues mais terrifiantes tout autant. Et dans la prose qui se fait alors simple, directe et rarement préoccupée d'autre chose que de l'instant, le maitre distille habilement les différences de points de vue, éparpillant là une des clés essentielles de son oeuvre, cet art de



jouer du regard des enfants et de la puissance démesurée des terreurs infantiles.



Et des lucidités qui les accompagnent.
Jusqu'à ce qu'ils y apprennent.



Il savait que l'enfant aurait besoin de pleurer bien des fois encore
et Danny avait la chance d'être assez jeune pour pouvoir le faire. Les
larmes qui brûlent sont aussi celles qui consolent.



Si l'élément déclencheur de la désagrégation familiale des Torrance leur appartient bien, nichée ça et là dans un passé chaotique avant même qu'ils ne se rencontrent et s'aiment follement, longtemps avant même ses prémices, celui qui l'amplifie ici au coeur de la narration, c'est ce dernier personnage monstrueux : l'Overlook, cet hôtel luxueux, perdu dans les Rocheuses, quelque part dans les hauteurs du Colorado et complètement abandonné à la garde de la petite famille pour un hiver d'isolement. Comme dans Simetierre ou dans d'autres récits, Stephen King développe la malédiction liée à un lieu, à un territoire ensorcelé, habité par des forces maléfiques insaisissables, et ce faisant ne fait rien d'autre que de raconter - sans autre originalité que celle de son génie d'en faire le décor d'une difficile désintoxication -



une bonne vieille histoire de demeure hantée.



Mais avec quelle classe ! quelle maîtrise !
Avec quelle tension !



C'était comme si l'imagination, ses forces décuplées au contact de
l'air pur, avait secoué le joug de la raison.



L'hôtel, d'emblée, nous est présenté avec ses zones d'ombres et ses non-dits. D'entrée apparaît au garçon lors d'un cauchemar d'avertissement vibrant d'urgence. Et s'il semble sommeiller longtemps, son emprise sur ses hôtes est réelle avant même qu'ils n'y posent les pieds. Comme à son habitude, Stephen King met en place patiemment les éléments nécessaires à la détresse de la situation vers laquelle il compte mener ses protagonistes. Ne ménage pas de surprise dans le déroulement contextuel pour se concentrer sur l'humain torturé par l'inconnu et le désespoir :



La neige allait venir et, quand elle serait là, il n'aurait plus le
moyen de choisir. Une fois la neige tombée, que se passerait-il ?
(...) Sentinelle solitaire, Danny resta éveillé encore longtemps, bien
après que le sommeil feint de ses parents fut devenu réel. Il se
tournait et se retournait dans son lit, se battant avec les draps, aux
prises avec un problème qu'il était trop petit pour résoudre.



Doucement, inlassablement, entre répits patients et peurs bleues, l'Overlook s'empare de ses occupants avec l'assurance mystique, fantastique, qui fait la réputation de l'écrivain : cet élément inexplicable accepté d'emblée avec le plaisir de se régaler d'une verve précieusement simple aux remous d'un rythme inimitable. La personnification est ici pleinement assumée et ajoute à l'angoisse qui plane rapidement, longtemps avant l'horreur.



(L'hôtel) paraissait indifférent à son isolement ; peut-être même
éprouvait-il une certaine satisfaction à se voir coupé du monde.
Emprisonnés dans sa coquille comme des microbes pris dans les
entrailles d'un monstre, ses trois hôtes vaquaient comme tous les
soirs à leurs occupations habituelles.



Et ce faisant, Stephen King continue l'auto-fiction en nous livrant



une certaine approche de son talent, de l'origine de ses visions, de l'enfer pesant sur ses épaules à chaque nouvelle fiction qui l'habite :




Il l'écrirait parce que l'Overlook l'avait ensorcelé - pouvait-on
imaginer une explication plus simple et plus vraie ? - et pour la même
raison qu'on écrivait toute grande oeuvre littéraire, que ce soit de
la fiction ou non : pour dire la vérité, laquelle finit toujours par
éclater. Il l'écrirait parce qu'il avait besoin de l'écrire.



Catharsis de l'écrivain gorgée d'éléments intimes, Shining est une porte ouverte, lugubre mais lucide à travers la franche honnêteté de l'alcool, sur les démons de l'auteur ; l'on ne peut que frémir d'imaginer comment l'homme a pu vivre ce blocage artistique quelques onze ou douze ans plus tard, lorsque lui-même, après avoir séjourné en cure de désintoxication, s'est retrouvé muet, incapable de faire la seule chose qu'il sache faire. On ne peut s'empêcher de penser combien son auteur a pu repenser à ce livre, ou tenter de résister au miroir qui cherchait à l'absorber.



Un vieux proverbe lui revint à l'esprit : Dieu veille sur les
ivrognes et sur les enfants. Amen.



Au-delà de cette constatation superficielle, Shining porte, comme souvent le font les oeuvres de Stephen King, une confiance absolue dans



les forces de l'enfance et de l'innocence



face aux ombres du monde adulte, irrationnel de ses propres terreurs refoulés et de tous les efforts nécessaires à s'intégrer aux normes autant qu'à partager même son intimité au risque de perdre toute confiance en soi. Pire, toute estime de soi.



Il y a des choses que l'on ne devrait pas avoir à dire à un enfant
de six ans, mais les choses sont rarement comme elles devraient être.
La vie est dure, Danny. Le monde ne nous veut pas de mal, mais il ne
nous veut pas de bien non plus. Il se fiche de ce qui nous arrive. Les
pires choses peuvent se produire sans que nous sachions pourquoi.
(...) Mais il faut toujours aller de l'avant. C'est la meilleure façon
de s'en tirer dans l'existence. Il faut garder son amour vivant et
aller de l'avant, quoi qu'il arrive, faire ce que l'on doit, sans
jamais renoncer.



Sans jamais renoncer, Stephen King invente ses épreuves à venir et nous livre un pavé en huis-clos, aéré de cieux aux bleus trompeurs, autour d'une cellule familiale aux derniers stades de l'implosion. Amoncelle les obstacles et les visions d'angoisse et d'horreurs pour toujours mieux isoler et divises ses fragiles éléments. Et pose son regard franc, un peu incrédule et désabusé, sur



les difficultés inhérentes au principe même de vivre-ensemble, du partage incertain de son humanité envahie de doutes :




C'était ça, le progrès ; la roue tournait jusqu'à ce que l'on se
retrouve au point de départ.



Oeuvre magistrale, Shining est un des plus terrifiants



huis-clos d'horreur contemporaine



là où Stephen King n'oublie pas d'interroger les méandres vicieux de l'âme humaine jusque dans sa propre fragilité, et l'Overlook semble alors se dresser, squelette architectural des territoires imaginaires où se retranche l'auteur américain avant d'en ressortir avec un nouveau cauchemar, une nouvelle vision sans détour dans les horreurs les plus viles et les plus terrifiantes, les plus lugubres, tapies là dans les lueurs qui nous meuvent, trop incertains de nos rares instants de lucidité pour nous extraire de nos attaches passées, de nos propres échecs et de nos propres errances.

Créée

le 21 déc. 2017

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