On pourrait croire qu'à travers ce récit narré à la manière d'un conte, en utilisant un style simple et efficace, Alessandro Baricco nous transporte de la France au Japon et inversement. A mon sens, le voyage est surtout intérieur et ne fait que révéler ce qui était déjà à au-dedans d'Hervé Joncour, ce personnage à la fois principal et secondaire, "un de ces hommes qui aiment à assister à leur propre vie, considérant comme déplacée toute ambition de la vivre."
Au côté d'Hervé Joncour, qui ne perd jamais son patronyme au long du récit, vit Hélène qui fait figure de Pénélope tissant un fil de soie infini, dont la voix a sur son mari le pouvoir envoûtant de celles des sirènes et qui réussit toujours à le rappeler à elle malgré les puissants effets qu'ont ses voyages sur Hervé Joncour.
L'espèce de vrai-faux triangle amoureux à demi rêvé qui se trame au fil des voyages d'Hervé Joncour me semble un procédé de l'auteur pour nous suggérer l'aspect tout relatif de notre condition d'Homme : ce que j'ai construit ici et qui semble aller de soi est immédiatement ébranlé une fois me retrouvant dans un contexte tout autre. Cette geisha ici ne vaut pas moins que ma femme là-bas. Non pas que ma femme n'ait rien d'unique, mais plutôt que je sois somme toute captif du caractère universel de l'amour, de ce qui fait les liens entre les hommes. Le contexte importe peu.
Et c'est justement là, ce me semble, la force de ce conte : on peut y voir que nos vies ne sont rectilignes que parce que nous en décidons ainsi et que nous les gardons dans les ornières de la routine et de ce que nous imaginons être du déterminisme. Au long de chaque vie s'offrent des vies alternatives. Mais Baricco nous met en garde qu'entrevoir ces univers parallèles a un coût, qu'il révèle par cette réalisation :
- C'est une souffrance étrange.
Doucement.
- Mourir de nostalgie pour quelque chose que tu ne vivras jamais.
Personnellement, je n'ai fait qu'une bouchée de ce livre, dans lequel Alessandro Baricco démontre qu'on peut faire tenir un roman dans l'écrin feutré d'un haiku.