Ce court texte de Walter Benjamin présente quelques réflexions sur l'essence même du concept d'histoire. Réflexions qui sont d'autant de dissolutions d'usages de ce concept, pour le préférer à un concept de matérialisme historique, quoique qu'un peu changé.


Dans un autre texte (Passages), Benjamin écrit: "L'histoire n'est pas seulement une science, [elle] est tout autant une forme de remémoration.". Il y a dans l'histoire remémorée un legs d'espoir fait par les générations défuntes, une "image du salut" que nous devons considérer et penser, ainsi: "C'est donc à nous de nous rendre compte que le passé réclame une rédemption dont peut-être une toute infime partie se trouve être placée en notre pouvoir."


En quoi consiste cette rédemption ? Quelle conception, cette rédemption, donne-t-elle à l'histoire ? On peut partir de banalités. Dans l'histoire nous trouverons des vainqueurs et des vaincus. Or si ce sont les vainqueurs qui auront de l'histoire une perception favorable à leurs intérêts, ce qui est vaincu ne sera pas oublié, car justement il n'a jamais pu se réaliser, il reste en tant qu'"image du salut" (dans une lettre à Horkheimer, Benjamin utilisera la formule d'Henrik Ibsen suivante: "le bonheur ne naît que pour être perdu, seul ce qui est perdu est éternel"). La rédemption concerne donc cette "image du salut".


"L'image authentique du passé n'apparaît que dans un éclair. Image qui ne surgit que pour s'éclipser à jamais dès l'instant suivant. La vérité immobile qui ne fait qu'attendre le chercheur ne correspond nullement à ce concept de la vérité en matière d'histoire. Il s'appuie bien plutôt sur ce vers du Dante qui dit: c'est une image unique, irremplaçable du passé qui s'évanouit avec chaque présent qui n'a pas su se reconnaître visé par elle"


Voilà une partie de la conception que Benjamin propose pour reconnaître cette image du passé. Il y a plusieurs écueils portant sur le concept d'histoire qui empêche l'image du passé d'être pensée. Ainsi prétendre retranscrire comme tel le passé, alors que c'est précisément lors qu'un danger surgis que l'histoire peut être utilisée, non comme telle, mais pour insuffler un espoir ("Chaque époque devra, de nouveau, s'attaquer à cette rude tâche: libérer du conformisme une tradition en passe d'être violée par lui [le danger]"). Ou alors considérer chaque époque dans son abstraction, refuser de considérer ce qui se passe après l'époque étudié: il en résulte ce que Benjamin appelle "identification affective", une complaisance envers les vainqueurs de cette période. Cette vision, ne critiquant rien, fera le jeu des dominants, pourra même résumer les meilleurs moments de la période étudiée sous les oripeaux d'un héritage culturel/national/etc...


On a souvent observé les liens entre messianisme, le thème du paradis perdu et l’avènement de la société sans classe. Walter Benjamin, dès le premier paragraphe, s'inspire d'une rumeur d'un automate conçu pour battre n'importe quel joueur d'échec. En réalité il s'agirait d'un nain, très doué pour les échecs qui tirerait les fils de la marionnette. Benjamin transpose cette situation à l'idée du matérialisme historique. Ce dernier serait le dispositif illusoire, et le nain, la théologie cachée dans le dispositif.


Pourquoi la théologie ? Pour contrer l'idée de progrès qui peut être contenu dans le matérialisme historique. L'idée de progrès, comme le montre la fameuse analyse du tableau de Klee, Angelus Novus, ne cesse de nous détourner du passé, pour nous installer dans un futur assuré et idéalisé qui ne cherche pas à penser les catastrophes du passé, ni l'espoir des vaincus, puisque uniquement intéressé par le progrès. Ainsi cette attention rédemptrice, ce bonheur éternel et perdu sont là pour contrer l'oubli du au progrès.


Il ne s'agit pas de laisser aller à une conception religieuse, mais ces intuitions sont là pour guider le peu de pouvoir que nous avons sur l'histoire, et tenter de sauver de l'oubli les époques, les vies qui expriment une volonté de se libérer.

Heliogabale
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le 10 août 2014

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