"Nouer la corde du pendu avec les dents d'un cheval mort". Georges Bataille. L'Aurore.

Dans De l'Inconvénient d'être né Cioran écrit qu'"un livre est un suicide différé". Cette phrase est l'écho poli, ciselé, raffiné, de cette autre phrase qu'on trouve dans sur les Cimes du désespoir:

La création est une préservation temporaire des griffes de la mort.

Une des intuitions de ce livre est que la mort n'est pas extérieure à la vie, mais lui est immanente; donc imminente; et la mort, ou le néant, pour prendre une dénomination plus métaphysique, est proprement ce dont la proximité obsède le jeune CIoran, qui a 22 ans quand il écrit ce livre.
Mais qu'est-ce que la vie? Vivre, c'est agir en fonction d'un but. Le but est ce par quoi tout ce que nous faisons nous apparaît comme étant doté d'un sens. Pas besoin d'avoir une conscience élaborée de Ce pour quoi nous faisons telle chose plutôt qu'une autre, l'effet est là; la mort, étant négation de la vie, nous apparaît comme étant à côté des choses, bien loin de nous: bref nous n'y pensons alors pas.
Mais la mort est en fait bien plus proche de nous que nous ne voulons le voir, ou plutôt, notre volonté de ne pas la voir est assise sur un fondement bien fragile, qui ne dépend pas de nous: un organisme docile, myope ou peu sensible aux souffrances de toutes sortes, en conséquence duquel nous vivons sous une "température normale", par opposition à ceux qui ont, moitié à cause de leur constitution, moitié à cause des circonstances, un organisme désorganisé, qui les font vivre sous "haute température". Ceux-là savent que la souffrance est la présence sensible du Néant qui attaque notre existence, de la permissivité fondamentale de celle-ci à celui-là; et la découverte de cette vérité altère l'essence de leur vie qui fait que dorénavant ils vivent sans but, donc en proie au désespoir.
Comment ne pas mourir alors? Attendre que ce soit elle qui vienne à nous et non l'inverse? En différant le moment du passage à l'acte; en créant; en écrivant ce livre pour Cioran.
L'expérience décisive qui mena Cioran à cette vérité: ce fut l'insomnie; avec cette ironie dévoilée en plus que, et c'est ce qui fait la spécificité de l'insomnie comme souffrance, Le Néant n'est pas simplement immanent à notre vie au sens où elle la grignote perpétuellement, mais aussi au sens où elle la soutient! Le sommeil, qui est la négation de notre vie conçue sous sa modalité essentielle: à savoir la veille, vu que l'on n'existe effectivement que pour autant que l'on est éveillé, est à la fois ce qui la limite, la grignote en permanence, en tant que fatigue, et à la fois ce qui l'empêche, en tant que repos, de devenir un bain de flammes et de souffrances: expérience vécue par l'auteur qu'il décrit tout le long du livre et qui en forme l'horizon.
Cette relation double veille/sommeil est emblématique de la relation plus générale Vie/Mort, la mort étant à la fois chose qui nous révulse, qu'on évite inconsciemment en permanence: quand on traverse on fait attention de ne pas se faire écraser hein, et aussi chose qui toujours peut nous attirer, en tant que porte de sortie, et donc soulage le fardeau de la vie : cf la fable de la Fontaine La Mort et le Bucheron. C'est en sens, en tout cas c'est comme ça que je le comprends, que Cioran dit que la vie a un caractère "démoniaque".
Bon je conclus. Y aurait encore des choses à dire. Je suis en train de relire le livre au moment où j'écris cette critique. Tant pis; lol... Ce livre me fascine. Pourtant je ne lui met que 6. En fait je pense comme Cioran à son sujet: il disait que ce livre était mal écrit mais qu'il y a déjà toute son œuvre dedans. De même je préfère de l'Inconvénient d'être né ou le Crépuscule des pensées: c'est mieux écrit, moins grandiloquent, moins confus; que l'on compare les deux citations du début.
C'est un livre nihiliste... Nécessaire, comme toute pensée nihiliste, car le nihilisme est un gouffre dans lequel on peut plonger à tout moment, et dans lequel il faut plonger même afin qu'il soit l'épreuve au bout de laquelle on pourra accéder à l'amor fati, si chère à Nietzsche...