Cela sonne aujourd’hui comme une évidence : on aurait pu se douter qu’un jour les inoffensives ou moins inoffensives petites bébêtes qui nous environnent finiraient par nous jouer un sale tour. Que vu le pouvoir formidable dont elles disposent (même si c’est le plus souvent à leur insu), elles prendraient leur revanche sur l’arrogance et la connerie humaine. Qu’elles parviendraient à ébranler l’human way of life, cet absurde ordre des choses que nous avons établi à notre unique avantage et qui finit par se retourner contre nous. Qu’à force de subir de plein fouet les conséquences de notre anthropocentrisme ravageur, certaines en viendraient à modifier leur habitat, leur façon de vivre et se transformeraient en redoutables prédateurs. Ironie du sort, alors que je mets à profit la période de confinement pour écrire ce billet, je mesure tout ce que le roman de Olga Tokarczuk, prix Nobel que je découvre ici, a de visionnaire : hymne à l’écologie, plaidoyer pour le respect de la vie sous toutes ses formes, il nous invite à une forme nouvelle d’humanité qui abolit les frontières que depuis des millénaires nous avons établies entre nous et les autres occupants de la terre.


De frontières, il en est beaucoup question dans ce récit, certaines bien tranchées, d’autres plus ténues. Entre le polar et le fantastique tout d’abord, la narratrice semblant persuadée que la série de meurtres qu’elle relate est due à la vengeance machiavélique d’animaux à l’encontre de chasseurs. Mais aussi celle entre une Pologne où règnent incurie, bigoterie, corruption et la Tchéquie toute proche, présentée comme une sorte d’Eldorado. Et puis, pêle-mêle, bien d’autres qu’on franchit souvent ici sans bien s’en rendre compte : entre la normalité et la folie, le rêve et la réalité, la science et l’ésotérisme, la justice et la vengeance, le bien et le mal.


La narratrice est elle-même un personnage borderline : un peu savante, un peu sorcière, un peu folle – mais la folie individuelle n’est-elle pas, dans certaines circonstances, la seule option qui permet de survivre à la folie du monde ? Ancien ingénieur des ponts et chaussées, elle vit sa retraite dans un trou perdu, hantée par ses fantômes familiers (sa mère, sa grand-mère, ses Petites Filles), dispensant quelques leçons d’anglais à l’école du village, veillant l’hiver sur les maisons de campagne inhabitées, s’adonnant à ses moments perdus à l’étude de thèmes astraux et à la traduction de poèmes de Blake en compagnie d’un de ses rares amis. Sa réclusion volontaire l’a dotée d’une sensibilité exacerbée envers la nature qui l’entoure. Aux yeux des flics du coin auxquels elle a fait part de ses théories à propos des meurtres, elle passe pour une vieille radoteuse excentrique voire carrément une casse-burnes emmerdeuse.


Pourtant, alors que les meurtres se succèdent, sa quête de vraie justice ne nous laisse pas indifférents : comment enrayer le mal qui sévit partout dans une contrée où les élus du peuple se font trafiquants et où même les aumôniers se transforment en redoutables chasseurs ? Jusqu’où peut-on agir quand le droit des plus faibles est bafoué ? Est-il encore possible de construire des ponts entre tous les habitants de la terre alors que depuis si longtemps le véritable confinement est dans la tête de l'espèce humaine?


Certes, tout n’est pas désespérant : en plus de la bonne étoile, certaines valeurs comme le sens de l’amitié assureront à l’histoire une sorte de happy end. Pour ma part, je ne crois pas que les astres permettront à l’humanité d’entrer dans une ère nouvelle. Reste à espérer une prise de conscience inédite et radicale, à laquelle l’épreuve que nous traversons actuellement ne devrait pas être étrangère.

No_Hell
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste En fin de compte, il se pourrait bien que je meure un jour écrabouillée sous une pile de livres ...

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le 21 mars 2020

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No_Hell

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