Sur un mode différent, Brecht reprend le thème de « Sainte Jeanne des Abattoirs » : l’évolution psychologique et intellectuelle d’une femme qui, enserrée au départ dans l’ignorance qui la conduisait à des attitudes conservatrices et pacifistes, prend conscience des réalités de la lutte des classes, et se transforme en militante révolutionnaire bien communiste.
Si ce schème général est respecté, le décor est tout autre : ici, « La Mère » est Pélagie Vlassova, tout droit tirée du roman de Maxime Gorki (écrivain soviétique très engagé en faveur du marxisme-léninisme), et le contexte politique est celui des manifestations et grèves de la révolution russe de 1905.
L’évolution psychologique de cette « Mère » est parallèle à ses « prises de conscience » politiques : au départ brave mère ne songeant qu’à bien nourrir ses enfants et à faire leur bonheur, Pélagie s’engage de plus en plus dans l’ « agit-prop » marxiste (ici, fabriquer des tracts appelant les ouvriers à la grève, et les distribuer elle-même, en dépit des dangers que cela représente, car la police du Tsar veille...), et se distancie progressivement vis-à-vis des sentiments maternels-« féminins » qu’elle manifestait, pour adopter la raideur sèche et froide des comportements du militantisme communiste, adepte de l’autorité suprême du Parti, se concevant désormais comme un rouage dans une immense mécanique révolutionnaire. Scène 13, Pélagie se réjouit carrément du nombre de morts ennemis que vont provoquer les balles fabriquées avec les objets en cuivre que l’on collecte. Modérément maternel, modérément pacifiste... Vers la fin, Pélagie, devenue bolchevik, souhaite que les autres femmes dessèchent leurs entrailles si elles mettent au monde des enfants contre-révolutionnaires. Sentiment délicat.
Comme à l’accoutumée, Brecht est très pédagogique : les personnages représentent chacun, avec une clarté très explicite manifeste dans leurs répliques, comme vivant l’une ou l’autre des situations de la casuistique révolutionnaire. Certaines répliques sont assez proches du slogan marxiste-léniniste, et on comprend que Brecht ait enchanté la foule des metteurs en scène communistes qui ont monté ses pièces depuis cinquante ans.
Les tirades versifiées ou chantées de la pièce varient agréablement de l’enchaînement des répliques, et Brecht maîtrise l’art de faire progresser l’action en changeant, de scène en scène, la situation matérielle évoquée, l’angle d’attaque des conflits sociaux, les succès et les échecs des militants révolutionnaires.
Côté idéologie communiste, on est bien servi : la pauvreté des masses est mise au premier plan, avec l’impossibilité de manger à sa faim ; appel à la révolution, au renversement complet de l’Etat, à l’accaparement du pouvoir d’Etat par les ouvriers ; brutalité et vandalisme répressif de la police du Tsar ; manœuvres dégoûtantes du patron de l’usine pour ne pas donner aux ouvriers le kopek supplémentaire qu’ils réclament, mais plutôt détourner cette somme à son propre profit ; nécessité de l’action collective face aux patrons face à l’échec annoncé des rébellions individuelles ; utilité de l’éducation intellectuelle des masses : Pélagie est deux fois en situation d’apprentissage : une fois d’ « économie politique » (basique...) ; une autre fois, pour sortir de l’analphabétisme dans lequel elle végétait ; dénonciation du caractère faussement neutre de l’éducation scolaire (qui parle de tout, sauf de ce qui intéresse les travailleurs : la lutte des classes); dénonciation des forces sociales au service de la domination des propriétaires : police, justice, armée, église, enseignants... ; stigmatisation des briseurs de grève ; la scène 10 expose le mépris étonnamment cinglant de Pélagie vis-à-vis de Dieu et de la religion, ce qui ne manque pas de faire des remous au sein du groupe de bonnes chrétiennes orthodoxes qui l’entourent; nécessité d’une lutte internationale des travailleurs pour que la révolution triomphe ; éloge explicite et lyrique du communisme. On appréciera la conversion (limitée) de l’instituteur de Pélagie au marxisme scène 6).
L’atmosphère de méfiance et de suspicion qui imprègne plusieurs scènes (crainte de la police) anticipe l’étouffement idéologique qui saisira certains personnages de « Grand-peur et Misère du IIIe Reich ». La pièce se termine à la veille de la révolution russe de 1917 ; les mots d’ordres socialistes du début de la pièce sont maintenant ciblés en faveur du soutien aux actions des bolcheviks et de leur Parti, qui combattent à la fois les Allemands, le tsarisme et le capitalisme.
Cette belle pièce de propagande communiste n’est jamais ennuyeuse. Elle a l’avantage de mettre en valeur ce que les communistes ont toujours été : raides, cyniques et froids contre tout ce qui ne leur plaisait pas, prêts à tuer physiquement tous ceux qu’ils considéraient comme leurs ennemis, partisans d’une dictature de Parti unique, cherchant à créer un type d’individu dépersonnalisé, dépouillé de ses sentiments humains, pour être « au service du peuple » ; quant au côté « pacifiste » affiché par les communistes, il a été inventé lors de la Guerre Froide au service du bloc soviétique, et Pélagie Vlassova a le grand avantage de bien nous montrer le peu de cas que les communistes faisaient de la paix et de la personne humaine dès lors qu’elles constituaient un obstacle à leurs menées révolutionnaires.