Treize raisons
6.4
Treize raisons

livre de Jay Asher (2007)

On a tapé sur la série à l’époque de sa sortie. Certaines écoles ont souhaité la déconseiller à leurs élèves sous prétexte qu’elle traite de sujets graves et qu’elle pourrait donner de mauvaises idées à certains. 13 Reasons Why, en tout cas, a beaucoup fait parler d’elle. C’est après avoir abandonné le visionnage de la saison 2 au bout de deux ou trois épisodes que l’envie de lire le texte de départ m’est venue. Parce que la saison 2 me donnait surtout l’impression que Netflix cherchait à sucer les dernières gouttes de sang du cadavre glacé d’Hannah Baker.
Au niveau de l’histoire la série (enfin, la saison 1) suit assez fidèlement le roman de Jay Asher : Clay Jensen reçoit par la poste une boîte à chaussures contenant 7 cassettes audio, dont les faces sont numérotées de 1 à 13, et les écoute. Il entend alors la voix d’Hannah Baker, qui s’est suicidée deux semaines auparavant, retraçant les raisons qui l’ont poussée à commettre un tel acte : elles sont au nombre de 13, portant les visages des 13 personnes auxquelles les cassettes sont destinées.


Ce qui change dans le roman de départ, c’est qu’on ne suit pas chacun des personnages mentionnés. Tout tourne autour de Clay, écoutant en une seule nuit (les frustrés de la lenteur du Clay de la série, lisez le livre !) les 13 faces du récit d’Hannah.


Un gros point commun dans mon expérience avec la série et celle avec le livre : un agacement coriace et urticant concernant certains passages, certaines réactions de certains personnages. Fidèle à moi-même, j’ai râlé beaucoup, j’ai râlé souvent, et je n’ai pas râlé silencieusement (pardon).


Et puis, la lecture achevée, j’ai feuilleté les pages « à propos de l’auteur » de mon édition numérique : une parente de Jay Asher a tenté de se suicider alors qu’elle avait le même âge qu’Hannah, et de ce récit est né le matériau du roman :


Regarding the subject matter : a close relative of mine attempted suicide when she was the same age as Hannah. Thankfully (and luckily), she survived. Over the years, we discussed the events and emotions that led her to make that decision. But she could never talk about one specific circumstance without telling me what preceded it or what followed. The idea that everything affects everything, as Hannah saysin the book, intrigued me.


Concernant le sujet du roman : l’un des membres de ma famille proche a tenté de se suicider lorsqu’elle n’était pas plus âgée qu’Hannah. Heureusement (et par chance !), elle y a survécu. Au fil des ans, nous avons discuté des événements et des sentiments qui l’ont poussée à faire ce choix. A chaque fois, elle était incapable de parler d’une circonstance particulière sans évoquer son contexte et ses conséquences. Cette idée selon laquelle un événement est toujours la répercussion d’un autre, comme le dit Hannah dans le livre, m’intriguait.


Moralité de l’affaire : Treize Raisons est un objet énervant, mais c’est un objet intelligent.


D’abord, le roman joue sur l’objet « livre ».
Dans la postface, le romancier raconte sa fascination pour les audio-guides cassettes d’un autre âge mis à la disposition des visiteurs dans les musées. Cela explique le fait qu’il ait choisi de donner à la majorité des pages de son roman l’aspect d’un enregistrement audio : le récit de Hannah y est noté en italiques, et on trouve les signes « lecture », « pause » et « stop » dans le texte au moment où Clay appuie sur les boutons correspondants de son baladeur-cassette. Ici, le passage à la série n’a pas dû être trop casse-tête : le résultat est déjà très visuel dans le livre. C'est le musée des horreurs qu'on visite avec Clay.


Cette modalité de la cassette audio écoutée par un personnage permet un jeu avec la chronologie et les points de vue adoptés dans le roman. Pour expliquer ça sans trop traîner, on peut découper schématiquement le roman en quatre phases :
1- Incipit : point de vue de Clay – se rendant à un bureau de poste après avoir écouté les cassettes d’Hannah.
2- Analepse : point de vue de Clay – la veille au soir, trouvant un colis contenant des cassettes, et découvrant de quoi il s’agit.
3- Découpage des chapitres en « cassette numéro # », face A, face B – points de vue alternés de Hannah, racontant des événements antérieurs à l’incipit, réactions de Clay au moment où il les écoute.
4- Retour à l’instant suivant immédiatement l’incipit – point de vue de Clay.


Si les phases 1, 2 et 4 sont assez traditionnelles, la 3 est un peu plus inhabituelle, et peut-être la mieux réussie du roman. Cette alternance des points de vue est plus brute qu’avec le principe de personnages s’exprimant à tour de rôle et interrompant leur récit au fil d’une conversation (Bonjour Les Âmes Fortes, comment va tonton Giono, ce matin ?). C’est parce que le lecteur est projeté dans la tête de Clay, lui-même ballotté à travers le récit d’Hannah : ses réactions sont on ne peut plus immédiates : les italiques d’Hannah cessent entre deux mots pour permettre à Clay de placer un commentaire, de deviner la suite, de répondre à une question rhétorique. Sur la page, le résultat est assez chaotique, mais l’illusion de la simultanéité n’en est que plus parfaite.


A partir de là, même si l’on ne suit pas individuellement chaque personnage mentionné par Hannah, tout ce petit monde se voit attribuer un rôle. Non le rôle que donne Hannah à leurs actions, mais bien celui que leur attribue l’auteur de cette tragédie moderne.
Je ne m’attarde pas en détail sur chacun des destinataires des cassettes : ce sont surtout des personnages-façades, dont je reproche à Jay Asher d’en avoir fait des caricatures parfois grossières (une telle concentration de connards au mètre carré est probable, certes, mais cette connardise m’échappe un peu dans certaines réactions ou velléités...). De ce côté-là, la série a permis de toquer un peu sur les coquilles, mais beaucoup ont continué de sonner creux (RIP Tyler).


Au total, il y a trois personnages intéressants dans ce roman. Hannah, Clay, et Tony.


Tony est avant tout un moyen de diffusion. Destinataire malgré lui d’un second set de cassettes, il est chargé par Hannah de publier les enregistrements au cas où leurs destinataires originels tenteraient de les faire disparaître avant d’avoir pu boucler la chaîne. C’est aussi le personnage à qui Clay va emprunter un walkman pour pouvoir écouter le récit d’Hannah. Il réintervient plus tard dans le roman, au moment où Clay s’apprête à écouter la cassette qui lui est destinée. Il devient alors le témoin et le garde-fou du héros, il est le confident qui anticipe la réaction de celui qui s’adresse à lui parce qu’il a déjà entendu l’enregistrement.


Clay, lui, concentre toute l’empathie du lecteur. C’est le normal-guy par excellence dont le crush s’est suicidé. Il ancre le récit d’Hannah dans le présent et le nuance. Mais surtout, l’empathie qu’il suscite équilibre le très-léger-agacement qu’on peut ressentir face aux autres personnages : il est entièrement tourné vers la réception et la compréhension (arrivée trop tard) des événements et de ce qu’il aurait pu faire pour désamorcer les rouages déchaînés de la machine. J’ai parlé des réactions de Clay en simultané face au récit d’Hannah : leur effet est terrible – il comprend les signes trop tard, veut agir trop tard, réagit trop tard. Clay et Tony sont les spectateurs impuissants d’une tragédie, et c’est leur présence qui bouleverse le lecteur là où le récit d’Hannah ne fait souvent que l’horrifier.


Au milieu de tout ça, le personnage d’Hannah est de loin le plus complexe, et de loin le plus épineux à décortiquer. Si l’on s’agace de ses actions ou de son inaction (logique, où es-tu ?), on se surprend à se reconnaître dans les « victim blamers » qu’elle accuse dès la première cassette. Par-là, elle est un réactif précipitant les réactions nauséabondes qu’elle veut précisément dénoncer. Un petit tour de force d’écriture.
Mais si Hannah Baker agace, c’est parce qu’elle est mauvaise lectrice. Elle est au départ l’archétype de la jeune première qui ne lit pas correctement les personnages et les situations. En un mot, elle est naïve. Et à partir du moment où cette naïveté est mise à l’épreuve, le personnage s’accroche désespérément à ne pas constater la connardise qui l’entoure, avant d’immanquablement se faire souiller par celle-ci. Mais au lieu d'une révolte, c’est à partir de là toute sa vision du monde qui se déforme : à travers son récit, elle construit une fatalité contre laquelle on ne lutte pas (l’image de l’effet boule de neige apparaît plusieurs fois dans son récit). Le choix du récit analeptique prend ici tout son sens. C’est là que l’auteur se détache du modèle de la tragédie : le fatum n’est pas le produit d’une puissance extérieure jouant avec le destin des hommes, il est construit de toute pièce par l’une de ses victimes. Elle se forge elle-même ce rôle d’héroïne de tragédie qu’elle incarne sur le mode pathétique, et ce jusque dans les sursauts de l’énergie vengeresse qui transparaissent parfois dans le récit.


Cette énergie semble être la substance même du roman, et elle donne peut-être son message le plus essentiel. Face à cette mauvaise lectrice, tous les personnages-façades sont renvoyés à leur statut de mauvais lecteurs qui n’ont pas su appliquer au monde les mots qu’on leur a mis sous les yeux dans les risibles brochures de prévention mollement distribuées par l’ultime destinataire des cassettes.


Lorsque tous les signes sont là, encore faut-il vouloir les lire.

Bloarg
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le 1 mai 2020

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