"Tulipe" est le second roman de Romain Gary, et autant le reconnaître de suite, c'est encore une oeuvre de jeunesse.
Et puis, est-ce vraiment un roman ? Par le format, c'est pas loin de la novella... ça verse un peu dans le pamphlet... C'est un conte, en fait, un conte avec des airs de pièce de théâtre absurde... Plusieurs styles s'y entremêlent, avec plus ou moins de fortune : parfois, c'est voulu et adroit, parfois, c'est brusque et inexpliqué, sans cohérence évidente et ça sent la maladresse...
En tout cas, c'est déstabilisant, c'est dépaysant pour un lecteur de Gary.
Pour pousser le bouchon : par passages, j'avais davantage l'impression de découvrir un inédit de Vian qu'une oeuvre de Romain Gary. Je recopie un extrait pour que vous compreniez ce que je veux dire :


"
- J'ai ouvert, dit Flaps. Eh bien, depuis deux ans tu aurais pu t'apercevoir que ton chien est une chienne.
- Mes rapports avec Pluto sont entièrement platoniques, dit Grinberg avec dignité. J'ai suivi.
- Couleur, dit Flaps.
Grinberg jeta ses cartes.
- La foi, commenta Flaps, il te manque la foi. On ne peut rien faire sans croire, on ne peut même pas gagner aux cartes.
Costello entra dans le bureau. Il jeta son chapeau sur la table, s'accroupit près du chien, se mit à le caresser. Ses cheveux étaient presque lisses, ses lèvres très minces, mais ses pommettes, ses yeux, son teint mat, tout en lui criait le sang nègre.
- Bon chien, Pluto. Très bon chien.
- C'est une chienne, dit Flaps.
- Obsédé sexuel, dit Grinberg.
- De quelle race est-elle ? demanda Flaps.
- Ça va, dit Grinberg. Laisse les races tranquilles.
- Poupard irlandais ? Fox à poil mou ? Juif allemand ?
- Il n'a pas de sang nègre. C'est tout ce qui compte.
- En cherchant bien, dit Flaps.
- C'est un Aryen, dit Grinberg. J'ai des papiers qui le prouvent.
"


Globalement, c'est moins habile, moins bien écrit et moins subtil, plus moralisateur que d'habitude...
Oeuvre de jeunesse oblige, mais elle a les qualités de ses défauts : une cocasserie bienvenue, et une dimension expérimentale, une audace dans la forme que l'on retrouvera aussi chez Ajar, pour ce que j'en ai lu, donc beaucoup plus tard.

Le tout oscille entre idéalisme déçu et cynique (on sort juste de la seconde guerre, et on se disait qu'une fois l'ennemi vaincu, le monde serait meilleur) et entre un nihilisme affirmé, avec misanthropie en prime.
Mais en vrac, on y retrouve beaucoup de ses thèmes fétiches (ces thèmes qui me parlent particulièrement, avec d'ailleurs quelques impressions de déjà-vu, en fait, j'ai buté à plusieurs reprises sur la matière brute de ce qui deviendra des aphorismes, dans ses ouvrages plus tardifs) : notamment l'espoir / désespoir et son incapacité à désespérer, une bonne dose d'humaniste, l'idéalisme (en ça, "Tulipe" est un peu l'ancêtre de "Les Racines du ciel", avec le personnage du nom de Tulipe, lui même ancêtre de Morel.) et aussi, évidemment, le racisme et le traumatisme de la guerre et de l'holocauste en arrière plan... Quand même, ça manque un peu de femmes, pour un Gary.

Sûrement pas son chef-d'oeuvre, mais quand même un bon moment de lecture, avec tout le charme des défauts des premiers romans. Il intéressera davantage ceux qui sont déjà conquis par l'auteur, avec ce quelque chose d'historique, quasi-fondateur.

Et pour terminer un bout de phrase insignifiant qui m'a bien fait sourire : "[...]et toutes les fleurs qu'on appelle sauvages, parce qu'elles poussent librement."
Lomel
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le 5 mars 2012

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Lo. mel

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