Gros raté chez Minuit
Le point fort de ce texte est l'ambiance, qui fleurte avec celle du courant fantastique, mais qui laisse en partie deviner la fin, ainsi que le thème de l'appauvrissement jusqu'à devenir SDF...
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le 22 févr. 2017
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Victoire, ayant trouvé son compagnon Félix mort, fuit son domicile de peur d'être soupçonnée. Elle a retiré toutes ses économies en espèces, la voilà qui s'installe, munie de ce viatique, dans un petit hôtel de la côte basque, avant de louer une maison. Etre discrète, tel est son impératif premier. Souffrant de solitude, elle ne va pas tarder à ce choisir un homme du coin, Gérard, mais celui-ci lui dérobe toutes ses économies, qu'elle avait planquées de façon très originale dans une armoire. C'est ballot. S'ensuit une longue déchéance matérielle, ponctuée de nombreuses rencontres comme dans le film d'Agnès Varda avec Sandrine Bonnaire.
Un certain Louis-Philippe, ami laissé à Paris, réapparaît régulièrement. C'est lui qui lui apprendra que l'affaire Félix est à présent close. Victoire, méconnaissable, peut alors remonter à Paris, en stop puis en empruntant un peu d'argent à une amie retrouvée au guichet de la gare Saint-Lazare. On ne dévoilera pas la culbute finale, en forme de pied de nez impossible à élucider rationnellement.
A travers ce récit, Jean Echenoz évoque comment l'on peut passer d'une vie installée à celle de SDF. Victoire tente de gérer au mieux le peu d'argent qui lui reste, réduisant peu à peu son confort. Lorsqu'il devient inévitable de travailler, c'est trop tard : son apparence crasseuse ne le lui permet plus. On saura gré à l'écrivain de nous avoir évité certains poncifs : par exemple, alors que Victoire ne cesse de circuler an autostop, aucun des conducteurs ne tentera de l'agresser sexuellement. Elle ne croise finalement quasiment que des gens bienveillants, voire généreux, si l'on excepte le Gérard du début alors qu'elle est encore en pleine possession de ses moyens, physiques comme financiers.
Comme toujours avec Echenoz, la langue est savoureuse, entre ironie et causticité. Revue de détail de quelques pépites.
Dans le train qui emmène Victoire, description du compartiment qui s'achève en beauté, jouant sur la polysémie de l’adjectif "nul" :
Un couple âgé, trois hommes seuls dont un masseur endormi, deux femmes seules dont une enceinte puis une équipe d'adolescentes à queue de cheval, appareils dentaires et sacs de sport, en route vers un match nul.
Page 15, on fait la connaissance de Noëlle Valade, la dame qui va louer sa maison à Victoire : "Ses cheveux prématurément blancs n'étaient retenus que par une pince d'écaille, sans trace d'idée derrière la tête d'aucun coiffeur."
Victoire est peu diserte, c'est dans sa nature, ce qu'explique Echenoz, avec de nouveau une chute malicieuse, page 19 :
Mais Victoire est ainsi : comme il faut bien parler quand on rencontre du monde, elle s'en sort en posant des questions. Pendant que le monde répond, elle se repose en posant d'autres questions. C'est toujours ainsi qu'elle procède, elle croit que le monde ne s'en aperçoit pas.
Le comique s'appuie souvent sur la conclusion de la phrase. Ainsi, page 66, alors que Victoire est réduite à faire la manche : "Certains donnaient, la plupart guère, et personne ne semblait s'étonner de la misère de cette belle jeune femme alors que d'ordinaire le pauvre est laid."
Revenons à la maison louée par Victoire, dans laquelle elle a bien du mal à s'occuper. Page 23 : "Les premiers jours elle demeura souvent ainsi, allongée sur son lit, soit qu'elle essayât de penser à sa vie, en vain, soit qu'elle s'efforçât aussi vainement de ne pas y penser." Réjouissant.
Il y a aussi un procédé auquel Echenoz nous a habitués, qu'il n'est pas le seul à pratiquer certes (Marie N’Diaye y excelle), mais que j'affectionne toujours : la périphrase qui suit un dialogue pour remplacer le verbe "dire". Exemple page 30, s'adressant à Louis-Philippe : "Tu m'as l'air en pleine forme, exagéra Victoire."
A l'occasion, Echenoz aime aussi insérer une formule grossière au milieu d'une syntaxe le plus souvent raffinée. Ainsi page 46, qui s'achève par un assez drôle "nous" sans accord de l’adjectif :
Au pire, elle finirait toujours par décrocher quelque emploi de vendeuse ou de caissière, trouver quelque amant moins indélicat que Gérard, faire même en dernière extrémité la pute à l'occasion, nous verrions. Nous n'étions pas pressée.
On trouve aussi ces irruptions du trivial dans le réussi Bristol. Autre exemple similaire, succédant à une description technique, page 80 :
Mais celle-ci [sa bicyclette] n'était qu'un foutu vélo vert-de-gris minable au timbre atone, aux jantes oxydées, aux garde-boue vibratiles : dynamo rétive, pédales dépareillées, pignons édentés, fourche asymétrique et pneus à plat. Et pas de pompe. Et la selle déhiscente vous déchirait affreusement le cul. Et la pluie tombait.
Victoire passe alors au stop. Les conducteurs qui la prennent sont l'occasion de morceaux de bravoure. Un prêtre en R5, décrite page 65 :
Du pare-brise déjà constellé des vignettes automobiles des six dernières années, chronologiquement superposées, divers autocollants écologiques et mutualistes contribuaient à compromettre la transparence, compte non tenu des balais d'essuie-glace à bout de courses.
Et, pour le suivant : "C'était un vieil agriculteur silencieux, vêtu comme un dimanche (...)". Il la laisse à Agen, où le temps se gâte, avec ce quasi zeugma : "Puis la nuit et la pluie commencèrent à tomber, l'une plus sauvagement que l'autre (...)".
Notons cette répétition drolatique, page 93 :
Tôt le matin, Castel emmena Victoire au bord d'un petit étang proche et limpide, ovale comme un miroir portatif, prolongé par un étroit canal en forme de manche de miroir portatif.
On goûte également cette évocation de la fin de l'été, après la bascule du 15 août :
Ce ne fut plus en effet qu'une suite et fin d'été, dernière étape de la saison : s'il fait encore parfois très chaud on sent que ça ne carbure plus, qu'on a coupé le moteur, que cette chaleur n'est qu'une queue ce comète en roue libre, une auto en panne dans une pente [bof pour cette métaphore-là], on perçoit le pointillé frais qui a commencé d'ourler les hautes températures, on voit que les ombres s'allongent.
Et cette description de deux piliers de bar, page 102 :
Peu de monde, (...), à part Victoire, deux clients, l'un pilier structurel de permanence debout au bar, l'autre occasionnel de passage, assis. On se tait. Parfois, pour occuper le silence, le structurel parle au patron qui ne répond pas quand il est là [joli], puis au conjoncturel qui se contente d'acquiescer.
Au chapitre des faiblesses, quelques métaphores plus banales. Page 42, s'agissant d'un tiroir de l'armoire : "Ensuite, le tenant par sa poignée comme une valise (...)". Signalons aussi cette phrase, page 72 :
Il arrivait qu'ils se prennent de boisson, se cherchant querelle, il arrivait aussi qu'ils parussent pris de boisson n'ayant rien bu.
Etrange d'utiliser le subjonctif présent dans un cas et le subjonctif imparfait dans l'autre au sein de la même phrase. Voulu ? Mais pourquoi dans ce cas ?...
On cherche la petite bête : cet opus est une fois de plus fort bien troussé. Echenoz, ça ne donne pas beaucoup à penser, ça n'émeut pas, c'est plutôt de l’ordre de la friandise littéraire. Terminons avec cet échange en activant le spoiler pour ne pas divulgâcher la surprise finale :
"Alors, s'exclama-t-il [Félix] seulement, où est-ce que tu étais passée ? Je t'ai cherchée partout, je te présente Hélène. Victoire, souriant à Hélène, s'abstint de demander à Félix comment il n'était pas mort, ce qui eût risqué d'infléchir l'ambiance, et préféra commander un blanc sec."
7,5
Créée
le 15 sept. 2025
Modifiée
le 16 sept. 2025
Critique lue 2 fois
Le point fort de ce texte est l'ambiance, qui fleurte avec celle du courant fantastique, mais qui laisse en partie deviner la fin, ainsi que le thème de l'appauvrissement jusqu'à devenir SDF...
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le 22 févr. 2017
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Un exemple valant mieux (paraît-il) qu'un long discours, je ne résiste pas à recopier ici une page de Un an, petit livre d'une facture tout à la fois limpide et fallacieuse. La petite musique...
le 23 août 2020
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Petit roman qui sert plus ou moins de prototype à Je m'en vais (certains personnages se croisent entre les deux livres d'ailleurs), Un an en annonce le style et les idées, mais n'en a pas selon moi...
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le 15 janv. 2018
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