Il n’y a pas d’enfant dans Un enfant de Dieu. Un Dieu ? Ce n’est pas sûr. Celui qui donne son titre au roman, c’est Lester Ballard, illico défini comme « un enfant de Dieu, sans doute comme vous et moi » (p. 9 de la collection « Points »). S’il est raisonnable de penser que « vous » désigne le lecteur, on ne saura jamais qui raconte. Un narrateur semble se charger du gros du récit, mais à partir du moment où certains passages (« En parlant de Lester… / Vous pouvez tous parler de lui. Moi, j’ai mon dîner qui m’attend à la maison », p. 72) viennent manifestement d’autres personnages, censés avoir connu Ballard, peut-on se fier à ce qui est écrit ? Cette richesse née de l’indécision est l’une des forces du roman de McCarthy. (On remarquera d’ailleurs que dans Un enfant de Dieu, comme dans la Route, les propos des personnages ne sont pas typographiquement séparés du récit proprement dit. Il faudrait être un esprit grincheux pour n’y lire qu’une fantaisie d’auteur.)
Évidemment, le récit est d’une noirceur absolue : on parle d’un personnage que la solitude ravalera au-dessous du rang des bêtes. « Il ignorait comment les faucons s’appariaient mais ce qu’il n’ignorait pas c’est que toutes les créatures se battaient » (p. 146) : on ne peut pas démentir le constat dressé par Ballard. On peut évidemment contester la justification qu’il en tire, remarquer que se comporter comme un animal ne semble pas le gêner, et faire remarquer qu’aucune bête ne viole des cadavres…
Mais là encore, cette noirceur n’exclut pas la richesse. McCarthy laisse le lecteur déchiffrer, expliquer, juger. Le déchiffrement n’est guère difficile : lire Un enfant de Dieu c’est suivre, je l’ai dit, les progrès de l’ensauvagement, de l’animalisation d’un homme qui remplacera la raison par la folie hallucinée, son toit par un réseau de galeries souterraines, la compagnie des vivants par celle des mortes.
Les explications posent peut-être plus de problèmes. D’ailleurs les opinions divergent : « Il maigrit, devint mauvais. / Fou, dirent certains. / Il était sous une mauvaise étoile » (p. 38-39), mais là encore, qui dit cela ? Il y a cette jeune fille à la fête foraine, en qui Ballard ne remarque pas l’admiration qu’elle lui porte – et on se dit que faute de mieux, il aurait pu vivre au moins comme le héros d’une nouvelle de Carver, plutôt que de finir en Hannibal Lecter sans le pittoresque… Mais il y a aussi la découverte de la nécrophilie par ce « gymnaste forcené s’escrimant sur un cadavre froid » (p. 78)… Sauf que le passage se poursuit ainsi : « Il déversa dans cette oreille de cire tout ce qu’il avait jamais pensé pouvoir dire à une femme ». Peut-être des mots d’amour, peut-être des chapelets d’injures, peut-être les deux, le reste du récit n’empêche ni l’un ni l’autre : on ne saura jamais ces paroles exactes. Mais ce que cela dit, c’est la solitude extrême d’un homme qui en souffre.
À partir de là, le jugement devient une gageure. Que Ballard soit un psychopathe meurtrier ne fait aucun doute. Mais comment juger un homme dont tous tous les malheurs viennent peut-être d’une expropriation ? Comment juger un homme auquel une voix parle qui « n’était pas celle d’un démon mais celle d’une sienne dépouille qui serait revenue de temps à autre au nom de la raison, pour le retenir d’une main douce dans sa rage désastreuse » (p. 136) ? Comment juger un homme abandonné par Dieu mais qui, « s’il en avait été chargé, […] aurait mis un peu d’ordre dans les bois et dans le cœur des hommes » (p. 117) ? Comment juger une « goule à mi-temps » (p. 150) ? Mais Ballard pourrait tout aussi bien être une crapule foncièrement maléfique qui cherche des excuses : « Tous les ennuis que j’ai eus, dit Ballard, ç’a été à cause du whisky ou des bonnes femmes ou les deux. Il avait souvent entendu des types dire ça » (p. 48).
Une femme, après sa rencontre avec Ballard, « rest[e] […] à le regarder partir, en le traitant de tous les noms, dont aucun n’était le sien » (p. 40). C’est qu’il est moins un personnage singulier qu’une figure, tout comme les tatouages des criminels recherchés sur les affiches sont moins des motifs précis que des « légendes d’amour mortes inscrites sur une chair périssable » (p. 50), tout comme « lorsque la neige fond dans les bois, les traces de l’hiver […] révèlent le palimpseste d’anciennes divagations, de luttes, de scènes de mort ensevelies. Contes d’hiver ramenés au grand jour, comme le temps qui se retournerait sur lui-même » (p. 119). Un enfant de Dieu aurait presque des allures de conte hors du temps, qui à ce titre interroge les liens entre réel et fiction ; c’est une autre de ses forces, qui éclipse certaines épaisseurs – plutôt que lourdeurs – que le récit accuse par moments.
Après sa mort, qui intervient sans qu’il soit accusé d’aucun crime, Lester Ballard est autopsié : « les quatre étudiants qui se penchèrent sur lui comme des aruspices d’antan discernèrent peut-être dans leurs configurations de pires monstres à venir » (p. 167-8). Oui, peut-être.

Alcofribas
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le 28 mai 2018

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