9623 caractères pour un livre qui ne me plaît pas…

Une carte n’est pas le territoire n’est pas inintéressant, bon décrassage intellectuel pour neurones rouillés. Mais difficile de ne pas faire en le critiquant le procès de la « Sémantique générale » et / ou d’Alfred Korzybski. Ces auteurs-là – auteurs cultes ? –, généralement, soit on les vénère, soit on ignore qui c’est. (J’ignorais qui c’était avant de trouver ce livre, qui en soi n’est pas mauvais. Une partie des redites qu’on y trouve sont dues au fait qu’il s’agisse d’un choix de textes.)
L’ouvrage est sous-titré Prolégomènes aux systèmes non-aristotéliciens et à la Sémantique générale, complexité exagérément trompeuse. « Tout énoncé est verbal ; il n’est jamais le ‘ça’ silencieux. » (p. 26) : tel est le constat fondateur de la discipline à laquelle Korzybski donne le nom de Sémantique générale, et qui au bout du compte ne me semble recouvrir qu’un domaine assez limité de la philosophie, entre philosophie des sciences et philosophie du langage.
Qu’il soit particulièrement difficile d’exprimer avec une fidélité parfaite ce qu’on pense ou ce qu’on ressent, cela me paraît une expérience que tout être humain doté d’un minimum de maturité aura faite. Ce fondement me semble tellement solide qu’il en devient creux – est-ce lié au fait que la Sémantique générale elle-même se revendique comme un fondement ? Kafka (ou Kafka vu par Mauriac) le dit mieux : « J’écris autrement que je ne parle, je parle autrement que je ne pense, je pense autrement que je ne devrais penser, et ainsi jusqu’au plus profond de l’obscurité. »
Dans le même ordre d’idées, « La structure sujet-prédicat du langage résulta de l’attribution à la ‘nature’ de ‘propriétés’ ou ‘qualités’ alors que les ‘qualités’, etc., sont en fait fabriquées par nos systèmes nerveux » (p. 44 ; je mets de côté cette histoire de « structure sujet-prédicat » pour le moment). Ce que nous dit Korzybski, c’est à peu près ce qu’on dit aux enfants lorsqu’ils apprennent à penser : ne dis pas que les épinards c’est mauvais, dis que tu n’aimes pas les épinards. Je ne trouve pas cette idée particulièrement riche, ni cette façon de s’exprimer satisfaisante sur le plan intellectuel : quand j’écris X est un connard, qui comprend autre chose que Je trouve que X est un connard ? (C’est bien plus intéressant de savoir ce que j’appelle connard.)
À propos d’enfants, on notera à quel point l’éducation rêvée par Korzybski est à la fois incroyablement ambitieuse et – dans la mesure où il entend soigner des gens qui ne sont pas malades –, terriblement sinistre : « Il est essentiel de prendre conscience de nos présuppositions inconscientes ; ceci intervient dans toute forme de psychothérapie et devrait faire partie de l’éducation en général » (p. 69).
Cette histoire de jugement de goût n’est pas le seul passage où l’auteur semble réinventer l’eau chaude : dire qu’« en pratique nous ne pouvons pas produire une proposition à propos de toutes les propositions, puisque, ce faisant, nous donnons effectivement naissance à une nouvelle proposition, et nous tombons alors dans des contradictions sans fin » (p. 99), c’est simplement proposer une variation autour de ce paradoxe du Crétois déclarant que tous les Crétois sont des menteurs.


J’approfondis un peu, à partir d’un passage (p. 29) que j’annote pour les besoins de la cause : « Malheureusement, tragiquement peut-être, la plupart d’entre nous (1) ‘pensent’ (2) verbalement, ce qui est particulièrement caractéristique de l’orientation aristotélicienne du sujet-prédicat (3), et ce qui limite ou bloque nos possibilités de ‘pensée’ créatrice (4) ».
(1) « La plupart d’entre nous », ça veut dire que Korzybski, très souvent, se voit comme le seul compétent pour résoudre l’ensemble des problèmes amenés par les fondements aristotéliciens de la pensée occidentale. On admirera la modestie – comme on appréciera la condescendance consistant à dire (p. 150) qu’Aristote a produit une œuvre exceptionnelle pour son temps : je ne dirai pas que les Anciens sont par nature insurpassables, je dis juste qu’il n’y a pas plus de raison pour qu’un système de pensée aussi puissant naisse au IVe siècle avant Jésus-Christ qu’en 1950 – ou qu’en 150, ou qu’en 1600…
(2) « ‘Pensent’ » : lire Une carte n’est pas le territoire implique de croiser sans cesse ces « guillemets simples », que Korzybski entend utiliser dès lors qu’un mot ne lui semble pas tout à fait approprié. En toute rigueur, l’article dont le passage est tiré ne devrait alors pas s’intituler « Le Rôle du langage dans les processus perceptuels », mais « ‘Le’ ‘Rôle’ ‘du’ ‘langage’ ‘dans’ ‘les’ ‘processus’ ‘perceptuels’ »… (On mettra dans la même catégorie les autres « procédés extensionnels » définis par l’auteur : indices (comme en mathématiques), indices en chaîne, dates (placées en exposant), abréviation « etc. » (comme si c’était plus clair !) et traits d’union.)
(3) « l’orientation aristotélicienne du sujet-prédicat » (je n’ai toujours pas compris ce que le mot orientation faisait là, mais passons) : pour faire court, dans un énoncé, on dit toujours une chose (le prédicat) à partir d’une autre (le sujet), par exemple le ciel (sujet) est bleu (prédicat). Parfois, le contexte fournit le prédicat (joli ! dit devant un match de tennis, avec pour prédicat un joli coup) ou le sujet (quel temps !, avec comme sujet une tempête de neige aussi bien qu’un soleil de plomb, selon le contexte). Certains linguistes considèrent d’ailleurs qu’il ne peut y avoir de langage proprement dit qu’à partir du moment où il y a un thème et un prédicat. (J’ai d’ailleurs du mal à concevoir une pensée qui ne puisse pas être décomposée ainsi – mais après tout, j’ai aussi du mal à imaginer une couleur imperceptible pour l’homme ou un univers à quatre dimensions, alors que ça existe : alors je laisse à l’auteur le bénéfice de mon doute.)
Mais d’une part on remarquera que Korzybski ne propose à aucun moment d’exemple de pensée qui ne soit pas formulée en suivant une structure sujet-prédicat ; à ce titre, il expose de façon toute aristotélicienne un système qui ne l’est pas. D’autre part, et cela me paraît plus gênant, je ne vois pas en quoi le langage mathématique, que l’auteur considère comme parfait (« pour changer la structure linguistique de notre système aristotélicien encore en vigueur, les modèles devaient être d’emblée extraits des mathématiques », p. 56), échappe à une telle structure. Il me semble que dans 2 + 2 = 5, il y a un sujet et un prédicat – mais l’auteur considère que ceci est « évidemment infirmé par les faits » (p. 42), sans préciser pourquoi.
(4) « ce qui limite ou bloque nos possibilités de ‘pensée’ créatrice » : tous les poètes (j’entends par là ceux qui ont fait du langage le matériau et le point central de leur création) depuis Homère apprécieront de savoir à quel point leurs possibilités ont été limitées ou bloquées… Tout comme ils apprécieront d’apprendre que la pensée aristotélicienne « conduisit plutôt à des spéculations verbales coupées des réalités, induisant in fine des ‘dédoublements de la personnalité’ et d’autres réactions pathologiques » (p. 65).
D’une manière générale, Korzybski, dans son « besoin d’unifier les sciences exactes et les orientations générales de l’homme » (p. 55), prend naturellement la science comme modèle : « du point de vue d’une théorie générale de la sanité, tout système ou tout langage devrait avoir une structure similaire à la structure de notre système nerveux » (p. 145). Il me semble qu’il se ferme ainsi énormément de portes. Le père Borges, son cadet de vingt ans, le dit mieux que moi : « Si les mathématiques – système spécialisé de quelques signes, fondé sur l’intelligence et gouverné par elle – impliquent des situations insaisissables, et sont l’objet de permanentes discussions, que dire des obscurités du langage, amas confus de milliers de symboles maniés presque au hasard ? » (c’est en ouverture d’un essai intitulé « Le Gongorisme »).


Pour finir – et c’est peut-être ce qui, sur un plan moral et idéologique cette fois, me gêne le plus –, c’est la finalité de la « Sémantique générale » qui me pose problème. J’aimerais entendre ce que Korzybski entend par « développement humain » quand il écrit que « si les expériences accumulées par l’homme ne sont pas correctement verbalisées, le développement humain risque d’être sérieusement contraint et même suspendu » (p. 27). Et j’eusse aimé savoir ce qu’est exactement cette « sanité » qui « nous impose de connaître et d’évaluer ce monde qui nous environne, afin de nous y ajuster de façon satisfaisante » (p. 167). Pourquoi, comment et selon quels critères faire cette évaluation ? Que signifie ici « satisfaisante » ?
Au bout du compte – mais peut-être cela vient-il de ma défiance maladive pour toute manipulation qui dépasse un cadre strictement ludique –, Une carte n’est pas le territoire me paraît quelquefois moins apparenté à un livre de philosophie qu’aux enseignements d’un gourou : les gourous ne pratiquent pas plus le dénuement qu’ils prônent que Korzybski ne suit les conseils qu’il donne. Tout procès d’intention mis à part, j’imagine assez bien les sens que pourrait prendre un passage comme celui-ci, placé au début de la brochure de présentation d’un groupe post-hippie : « dans la structure de nos langages, de nos méthodes, de nos ‘habitudes de pensée’, de nos orientations, etc., nous conservons des facteurs trompeurs, psychopathologiques. Ces facteurs ne sont nullement inévitables, comme on le montrera, ils peuvent au contraire être facilement éliminés par un entraînement spécial, thérapeutique dans ses effets, et qui a par conséquent une valeur préventive éducative » (p. 112).

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le 22 oct. 2018

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