J'ai lu « Une Soif d’Amour » un an après avoir découvert Yukio Mishima. C’était l’été dernier, j’avais emmené « Les Amours Interdites » en Espagne. De retour au bureau, alors que mes collègues s’étaient volatilisés dans la moite chaleur d’août, je me suis mis à lire son œuvre devant l’air ébaubi des stagiaires demeurés (je veux dire demeurés au bureau), offusqués par l’emploi violemment illicite que je faisais des heures.


Lorsque je souhaite découvrir un auteur sérieusement, j’essaye de respecter sa chronologie, c’est-à-dire que je lis le premier livre qu’il a écrit, puis le second, puis le troisième, et ainsi de suite jusqu’au dernier. Cette méthode se heurte, dans les faits, à plusieurs obstacles. Ainsi, la diversité des sources de lecture (cinq pour ma part : la librairie qui est près de mon lieu de travail, la bibliothèque personnelle de mon cousin Victor, la bibliothèque d’Amazon Kindle, Amazon tout court, la bibliothèque tout court) fait que je puis trouver, au terme d’une démarche d’optimisation approximative, un second roman immédiatement disponible, quand j’attendrais la livraison du premier par colis postal, et que j’aurais constaté avec dépit l’inexistence du troisième et du quatorzième dans la bibliothèque numérique de M. Bezos. Mû par un enthousiasme aveugle, alors, je me lance dans la lecture de l’ouvrage susnommé, jeté sous mon œil ardent comme un premier chrétien dans les sables du cirque. C’est ce qui est arrivé avec Mishima, baffré avec désordre : après les « Confessions d’un masque », son premier roman publié à 24 ans, j’ai lu « La Mer de la fertilité », tétralogie close par « L’Ange en décomposition », dont Mishima aurait apposé le point final au matin de son suicide, le 25 novembre 1970, à 45 ans et 315 jours. Un autre de ces obstacles, dans le cas des auteurs étrangers, est l’absence de traduction. Un autre est la paresse. Quoiqu’il en soit, c’était un plaisir de retrouver Mishima.


« Une soif d’amour » est un roman psychologique paru en 1950. Yukio Mishima avait 25 ans. Dans le Japon d’après-guerre, Etsuko, jeune veuve devenue la concubine de son beau-père, un propriétaire vivant à Maïden, ville fictive attachée à la préfecture d’Osaka, est amoureuse du domestique de la famille, Saburo. Au dernier chapitre, Etskuo, dans la nuit, tue Saburo d’un coup de pioche au visage. Le livre raconte la marche d’Etsuko vers ce meurtre.


La perversité des sentiments qui travaillent Etsuko est donnée dès les premières lignes. En effet, dans le magasin où Etsuko achète les socquettes qu'elle offrira plus tard à Saburo, ses joues deviennent soudain brûlantes. "Cela lui arrivait souvent sans raison" (p.10). Ce coup de chaud se lit, de la part d’Etsuko comme du lecteur, comme la manifestation d’une hérédité, d’un déterminisme d’ordre biologique. Cependant, plus tard, lorsqu’on obtient que les socquettes furent achetées aux titres de présent amoureux, un sens nouveau prend corps : la chaleur était en réalité le symptôme d’un sentiment de culpabilité. Saburo est un domestique, Etsuko la maîtresse ; l’amour est impossible. On avance donc que c’est l’impossibilité sociale qu'a Etusko de laisser libre cours à sa passion qui la mine et la ronge ; qui la culpabilise. L’ordre social, source de ses maux, se tient tapi dans l’arrière-ligne. L’ordre social, dans ce roman, est le lien causal qui en dernière instance détermine le meurtre. Etsuko elle-même, du reste, défend la conservation de cet ordre : elle pense que "laisser les domestiques se vêtir de tissus élégants est bafouer la tradition et attaquer l’ordre de la société" (p.132-133). Le sentiment de culpabilité macère jusqu'à son point de maturation où, combiné avec d’autres forces, il prend la couleur du meurtre.


La passion d’Etsuko opère dans un huis-clos qui renforce l’emprisonnement. C’est à Maïden, dans le domaine de Yakuchi Sugimoto. Les signes sont produits : elle tremble lorsqu'il arrive ; elle ne le regarde pas (réaction du corps). Elle consigne un faux journal (réaction de la tête). Son beau-frère et sa femme savent (réaction extérieure). Pour augmenter la souffrance de son personnage, Mishima lui invente un passé de femme trompée : la jalousie se hisse à hauteur de la culpabilité, pour doubler l’effet délétère de dévoration. Les deux forces se nourrissent l’une l’autre et s’augmentent comme lors d’un phénomène atmosphérique ; elles agissent comme autant de sous-déterminations psychologiques. Le désir d’adultère d’Etsuko est perversement renforcé par son expérience de victime, témoignée dans l'épisode "flashback" de l'hôpital, où elle voit défiler au chevet de son mari malade ses multiples amantes. La demeure de Maïden est assimilée à l'hôpital des contagieux où meurt son mari : ce sont deux lieux où "la vie est dépourvue d'objet". On note au passage certaines phrases fulgurantes qui confèrent au récit une épure fugitive sans en altérer la fluidité : "La nacre incrustée dans la porte de l'armoire, un meuble de famille, jeta une lueur bleue" (p.41).


C’est au cours du chapitre trois (il y en a cinq en tout) que l’on apprend que Saburo a une amante. C’est encore à travers l’épisode des socquettes. Etsuko les a finalement offertes à Saburo ; ce dernier tarde à les chausser ; Etsuko les découvre finalement parmi les ordures ; elle demande des explications : Miyo, la servante, surgit en pleurs pour dire que c’est elle qui a demandé à Saburo de les jeter. Ce qui était un triangle amoureux devient un carré, et la jalousie d’Etsuko en est aiguisée. Elle devient cruelle. C’est peu après qu’advient la scène de la fête du village. Celle-ci présente des traits de similarité avec la Fête de l’Eté vécue par Mishima et racontée par lui dans son autobiographie « Confessions d’un masque » (1949) ; le jour où, alors qu’il était encore un enfant, il a vu "une foule (…) franchir notre grille" et parmi elle, "l’expression de l’ivresse la plus obscène et la plus manifeste qui fût au monde…" Le caractère bestial de la foule qui a bouleversé l’auteur dans sa vie se retrouve dans sa fiction, où dans l’obscurité de la nuit "leurs jambes étaient si enchevêtrées qu'on eût dit un grouillement insensé de créatures inhumaines" (p. 141). Dans cette même foule, Etsuko griffe jusqu’au sang le dos d’un Saburo ivre qui ne notifie même pas sa présence. A l’issue de la fête, on apprend que Miyo est enceinte. Etsuko redouble de cruauté. Le fait le plus insignifiant prend dans son esprit minutieusement échauffé une colossale proportion. Au bain, elle "sent soudain l'inutilité de ses bras souples et luisants" (p.192) ; sa beauté inemployée lui devient intolérable. Elle rumine des pensées morbides ("Voilà ce qu'est la mort, pensa-t-elle"), commet des actes de mortification (certes légers, elle ne fait rien pour éviter les gouttes d’eau froide qui tombent du plafond). Quelques pages plus tard, elle renvoie Miyo. Le dénouement approche. La macération doit porter ses fruits pourris. Jusqu’au bout, le basculement du drame amoureux dans un fait divers se joue à de négligeables détails : "si" Etsuko, alors qu’elle confronte Saburo à qui elle a donné un rendez-vous nocturne, "avait allongé la main pour toucher son épaule" (p. 235) au lieu de lui demander "qui" il aimait, l'adultère, plutôt que le meurtre, eût été consommé. Le mantra "rien n'avait changé" ou "C'était tout, rien n'arrivait" qui clôture et ponctue le récit, dit le néant mental dans lequel se consume Etsuko, pantin des forces qui la torturent et l’activent.


« Une soif d’amour » est un « Lady Chatterley » à l’envers qui emprunterait sa noirceur au « Kosmos » de Gombrowicz. Il n’est pas le chef d’œuvre de Mishima ; mais il agite les forces obscures de l’âme humaine avec une indéniable maîtrise qui rend sa lecture puissante.

PrinceChtch
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le 12 avr. 2021

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