Une vie
7.3
Une vie

livre de Simone Veil ()

Simone Veil... Le totem républicain. En tant que professeur d'Histoire-Géographie, je me dois d'encenser cette sainte laïque, et pourtant j'avais des réserves. Je me souvenais de la parution de ce livre, en 2007, et des importantes réserves qu'il suscitait, mais c'était flou dans ma tête. Je l'ai donc lu, et je comprends désormais - en partie - la fascination pour le destin de cette femme et les importantes réserves que je ne peux m'empêcher de formuler.


Au fonds, ce qui est fascinant, c'est l'aspect profondément impersonnel de ces mémoires. Comme si la vie de cette femme se confondait avec celle de la République Française. Et bien que l'on croise de nombreux personnages connus, de Robert Aron à Miterrand en passant par Chirac ou Giscard, on ne peut s'empêcher de se dire : derrière les beaux principes que cette femme tente d'incarner, où sent-on la personne ? Cette femme, dont la vie familiale dût être réduite à peau de chagrin durant tout son temps au pouvoir (de 1974 aux années 1990-2000), n'était-elle vraiment que ce qu'elle montre ? Si c'est le cas, c'est assez terrifiant. On peut parler de pudeur à se livrer, peut-être. Mais bon, que les anecdotes les plus personnelles soit le souvenir de retour d'Espagne en voiture avec ses enfants où le fait que jeune fille, elle s'amusait à choquer Alain Poher en descendant le bel escalier de son château sur la rampe, il y a de quoi penser qu'on n'était pas face à la reine des fofolles.


Et pourtant, elle a des goûts marqués, mais ce qu'elle n'aime pas, elle semble le rejeter au loin, comme dans le court passage où elle sous-entend que Voyage au bout de la nuit est un ouvrage qu'elle n'aime pas, mais que son fils doit se faire lui-même son idée dessus. On n'est jamais loin d'une forme d'hypocrisie, à mon sens. Politiquement, elle est plus à droite que Aron (qui s'était pourtant davantage compromis avec De Gaulle). Elle est cependant assez pudique sur ses campagnes électorales.


Quant à ce que représente Simone Veil au niveau politique, j'y reviendrai au fil des chapitres, mais c'est assez terrible. Elle-même se vit comme une femme de la société civile venue à la politique qui a essayé, partout où on a bien voulu d'elle, de faire bouger les lignes. Dans les faits, on part d'une jeune femme qui veut incarner la république moderne de Mendès-France, pour devenir une supporter de Giscard, puis Balladur en 1995 (elle a des mots très durs sur le premier septennat de Miterrand), puis Sarkozy. Sachant qu'elle fut aussi la première présidente du Parlement européen, on est presque tenté de voir dans cette dernière fonction la cause d'une dérive vers des idées ultralibérales (oui oui, attendez de voir).


Le fait est que sur un certain nombre de points, Mme Veil réserve des surprises (mauvaises, et quelques bonnes). Elle fut actrice de l'Histoire, il est donc malvenu de prétendre lui donner des leçons. Mais vivrait-elle encore, que je ne suis pas sûr qu'elle comprendrait grand-chose du monde dans lequel nous vivons. Comme Aron, c'est une enfant d'une ère productiviste, qui doutait assez peu dans ses valeurs et était attachée à une forme d'ordre social. Regardez dans le synopsis les derniers chapitres, j'y ai relevé quelques citations assez désolantes.


Ajoutons qu'en tant que figure de femme émancipée, qui a ouvert la voie dans un monde politique dominé par les hommes, elle a cependant la même valeur de figure inspiratrice qu'une Margaret Thatcher (avec qui elle s'entendait plutôt bien).


Le livre comporte un cahier central de photographies suivant la vie de Simone Veil.


I - Une enfance niçoise
Simone Jacob parle beaucoup de sa mère, Yvonne Steinmetz, belle femme qui renonça à des velléités d'étude pour suivre son mari, architecte qui avait senti le boom immobilier qui toucherait la Riviera de Nice mais subit la crise de 1929. Famille laïque (mère athée). Enfance marquée par les livres. Maman jouait au tennis avec Raymond Aron à la Ciotat. Déni face à la situation des Juifs en Allemagne, qui révolte Simone, assez isolée.


II - La nasse
Après la défaite de juin 1940 et l'obligation, en 1941, pour les Juifs de s'enregistrer, le père trouve des faux papiers pour la famille. La zone libre les a épargné, un temps, de même que l'occupation italienne, assez magnanime, qui laisse place à la Gestapo en septembre 1943. La famille est obligée de se disperser, la soeur Milou partant rejoindre Franc-Tireur dans le Massif Central. Simone est attrapée lors d'un contrôle d'identité, après avoir passé son bac anticipé. Le reste de la famille est attrapé. Drancy, attente du départ. Le père et le frère, Jean, sont envoyés en train vers Kaunas en Lituanie, après quoi on perd leur trace. Du 13 avril 1944 au 15, voyage vers l'est, avant d'arrivée à Auschwitz. Tatouage 78651.


III - L'enfer
On n'est qu'à la cinquantième page de ce livre qui en fait 300, et au final on lit ce chapitre en se disant qu'il est très sobre, qu'il ne s'attarde pas sur les détails horribles et connus. On a un rappel connu du tri qui était fait à la sortie des trains (Simone ment sur son âge), du tatouage, des cheveux, de la dureté des kapos, de l'impression d'arbitraire total. On a tout de même un point de vue féminin, donc des allusions à une kapo lesbienne qui fait des avances. Le travail inutile de prolongement de la rampe de chemin de fer. La chef de camp, Stenia, qui, par une affection incompréhensible, permet à Simone et sa famille d'être envoyée à Brobek, dans un commando textile travaillant pour Siemens, où la vie moins dure leur permit de vivre plus longtemps. Vient ensuite le souvenir des marches de la mort, qui passe par Prague (en train), puis Dora et enfin Bergen-Belsen, où sans nourriture, la situation pourra dégénérer jusqu'à de l'anthropophagie. C'est là que la mère de Simone meurt, du typhus, peu de temps avant la libération alliée, le 15 avril 1945. Cela ne signifie pas fin de la captivité, et il faudra attendre le 23 mai pour un retour en France. Dans un passage étonnant (p. 81), S. V. balaie la polémique sur l'éventuel bombardement des camps qui aurait pu ralentir le génocide, avec cet argument : cela aurait retardé la chute du nazisme (!). De même, Hannah Ahrendt en prend pour son grade à propos de la "banalité du mal" : "J'ai même tendance à y voir un tour de passe-passe commode : dire que tout le monde est coupable revient à dire que personne ne l'est. C'est la solution désespérée d'une Allemande qui cherche à tout prix à sauver son pays, à noyer la responsabilité nazie dans une responsabilité plus diffuse". Enfin, un passage célèbre rappelle la position difficile des rescapés face à l'opinion, entre incrédulité, curiosité morbide relayant des rumeurs absurdes, volonté inconsciente d'invisibiliser la Shoah au profit de la mémoire résistancialiste.


IV - Revivre
Sur la difficulté de trouver un accueil compréhensif de retour. Retrouvaille avec Milou, que l'on croyait morte. Sentiment d'être de trop, syndrôme du survivant. Communauté de survivants communistes vivant en phalanstère à côté de Drancy. Souvenir d'un séjour très infantilisant, aux mains de dames patronnesses, à Nyon en Suisse. Accueil dans la famille Spierer à Lyon, inscription en droit et à l'I.E.P. tout neuf, rue Saint-Guillaume. Déception en voyant que l'O.S.E., chargée des orphelins juifs, est verrouillée par les communistes. Séjour au ski dans la famille Veil, où Simone rencontre son futur, Antoine (elle a 19 ans, lui 20). Ils ont vite des enfants, ce que Simone juge bon. Topo sur les débuts de la IVe, le procès des collaborateurs où la Shoah est occultée. Son mari étant envoyé, comme attaché d'Alain Poher, travailler en Allemagne, Simone renoue (bien vite) avec ce pays, à la surprise de ses proches. Sa soeur Milou meurt dans un accident de voiture. Après la réussite de son mari à l'ENA, ils rentrent en France, et elle lui annonce vouloir s'inscrire au barreau et emporte le morceau. Elle bifurque vers la formation de magistrat en 1954.


V - Magistrat
Souvenirs de vacances en Espagne, espérance en une troisième force autour de L'express, convictions pro-CED. Ambiguïté de De Gaulle face aux Français en Algérie. Travail à la direction de l'administration pénitentiaire, état déplorable de certaines prisons françaises. Cas des prisonniers algériens. Puis Pleven lui propose le secrétariat de deux commissions parlementaires (sur les malades mentaux et sur l'adoption). Souvenirs de mai 68, dont S. V. ne condamne pas les aspirations, tout en fustigeant les désordres contre la police. Satisfaction de voir partir De Gaulle au profit de Pompidou, qui lui confie un poste de secrétaire du Conseil supérieur de la magistrature, où elle déplore les lourdeurs corporatistes. Poste également à l'administration de l'ORTF, où elle est à l'origine de la censure qui toucha le film Le chagrin et la pitié, qui montre l'attitude collaborationniste de certains français, ce qui ne manque pas de sel ! Premier séjour en Israël, mais sentiment d'étrangeté, S. V. se sentant française avant d'être juive.


VI - Au gouvernement.
1974, la prestation calamiteuse de Chaban-Delmas à la télé et la victoire de Giscard, pour qui elle finit par voter (contre Mitterrand). Approchée par Chirac lors d'un dîner, elle accepte d'entrer au gouvernement à la Santé, pour reprendre le projet de légalisation de l'avortement déjà porté auparavant par M. Poniatowski. Tout cela est bien connu, S. V. insiste sur le travail d'équipe et c'est à son honneur. Récit des lettres de menace reçues (que S.V. aurait aimé conserver pour les faire étudier par un sociologue). Elément que je ne savais pas : le fait de filmer le débat parlementaire sur le projet de loi était à l'époque exceptionnel. Bonne surprise de voir une majorité plus large qu'escomptée se dégager. S. V. s'occupe ensuite du budget de la Sécurité Sociale, en plein choc pétrolier. Brouille avec Chirac quand elle refuse d'adhérer au RPR. Usure du pouvoir, après le passage au gouvernement Barre et le recours allègre au 49-3.


VII - Citoyenne de l'Europe.
Candidate de l'UDF aux premières élections européennes, S.V. ne s'attarde pas sur sa campagne (rien sur les "S.S. au petit pied"). Espoirs, mais aussi inquiétudes de voir une assemblée écartelée entre Luxembourg, Bruxelles et Strasbourg. Election comme présidente du Parlement, volonté de faire un discours consensuel. Incident budgétaire lorsque le Parlement essaie d'augmenter l'aide aux pays africains. Rélexion (amère mais pas entièrement lucide) sur le repli actuel sur les perspectives nationales. Conscience d'échecs (Srebrenica). P. 193-194, passage étonnant qui accuse les militants des droits de l'Homme de crisper inutilement les pays dévastés par la guerre : en cherchant les coupables, ils empêchent une réconciliation nationale. Méfiance vis-à-vis des cours pénales internationales (sauf en cas de génocide). Idem, on ne s'attendrait pas à voir S.V. plaider pour un droit de prescription y compris pour les crimes contre l'Humanité ! Opinion favorable à l'élargissement aux pays de l'est, pour les tirer du communisme. Anecdote sur les errements (peu connus) de Raymond Barre sur le "lobby juif". Difficile campagne comme centriste UDF en 1984, et au passage joli taquet à Bayrou, dont toute la personnalité (et la duplicité) s'expliquent par son ambition élyséenne. Souvenir de l'annonce de la Chute du mur, anecdote sur une carte de l'Europe incluant la Russie et suscitant le rejet massif des pays de l'Est. Souvenir aussi de personnes rencontrées : Helmut Schmidt, Thatcher, Clinton, Reagan, Bush père, Sadate (souvenir ému).


VIII - Bis repetita.
1993, Balladur lui demande de revenir à la Santé. Souvenirs durs de la cohabitation. Tableau noir de la Santé, légitimant des coupes et des fermetures de services (vilaines 35 heures !). Déplacement dans des quartiers chauds. Après la défaite de Balladur en 1995, Haut Commissariat à l'Intégration.Court militantisme à l'UDF, cette "auberge espagnole".


P. 231, à propos du métier de garde des Sceaux : "je ne peux m'empêcher de penser à Rachida Dati, dont la lucidité et le courage font mon admiration". ça pique.
P. 234 : "le nombre de personnes quine paient pas de cotisations sociales, mais sont prises en charge à cent pour cent n'a cessé d'augmenter. Même s'il y a là un tabou, aussi bien à droite qu'à gauche, il est évident que la couverture sociale des populations immigrées et sans travail coûte fort cher". Voilà, c'est dit.
P. 237 : "C'est dans ce même gouvernement que j'ai fait la connaissance d'un homme aussi vif qu'intelligent, infatigable travailleur, exceptionnellement au fait de ses dossiers : Nicolas Sarkozy [...] Il n'est à l'aise que lorsqu'il défend ses convictions que face à un adversaire de poids. A cet égard, on ne peut pas dire que les dernières élections présidentielles lui auront offert la possibilité d'un combat d'égal à égal." Autant pour la solidarité féminine...
P. 243 : "Evitons surtout la langue de bois et les idées reçues. Pour ma part, je ne suis pas hostile au principe d'une immigration choisie. D'ailleurs elle se met en place un peu partout en Europe et ailleurs".


IX - Vu de Sirius.
En 1997, nomination au Conseil Constitutionnel. Topo sur son fonctionnement. Désenchantement après le référendum de 2005, et dédouanement de Sarkozy pour le traité de Lisbonne. Engagement féministe, opinion favorable en faveur de la discrimination positive.


P. 255 : "Sans doute était-ce une erreur que de soumettre ce projet à référendum. Il est clair que le projet de TCE aurait recueilli une majorité massive devant le Parlement contrairement au résultat qui sortir des urnes". Autant pour les aspirations démocratiques de l'U. E. !


X - Le mouvement.
Chapitre Sarkolâtre. Diatribe contre le syndicalisme des enseignants et la réticence de l'éducation face à l'entreprise [A la masse, la profession est largement dépolitisée maintenant]. Tabou des retraites, dont il faut retarder l'âge de départ, et du logement. Austérité nécessaire dans la Santé. S. V. aurait été une vraie macroniste, je ne pense pas qu'elle aurait aimé les Gilets Jaunes.


P. 261 : "*La France, assoupie maintenant depuis un quart de siècle [...], avait besoin d'un électrochoc que seul Nicolas Sarkozy était en mesure de lui administrer. J'étais aus urplus indignée par la manière dont toutes sortes de gens le diabolisaient. La suite m'a donné à penser que je n'avais pas eu tort*". Ha bon ? !
P. 264 : "La réticence globale, pour m'en tenir à un euphémisme, du système éducatif à toute symbiose avec le monde de l'entreprise constitue un facteur de blocage qu'il faudra à tout prix desserrer".


XI - La lumière des Justes.
Dernier chapitre sur les progrès dans la reconnaissance des responsabilités françaises dans la Shoah. Discours de Chirac, commission Mattéoli sur la spoliation des biens juifs, fondation pour la mémoire de la Shoah dont Jospin confie la présidence à S.V. Retour sur ce qu'elle pense des fictions sur la Shoah : Schindler, Lacombe Lucien, Portier de nuit sont inexacts, tandis que Holocauste, de 1978, est une oeuvre intéressante. Regret de ne pouvoir commémorer correctement les Tziganes [Hollande réparera en partie cela]. Hommage aux Justes au Panthéon avec Chirac, et retour sur l'évolution des mémoires. Là encore, surprise, S.V. n'est pas favorable à la culpabilisation à outrance des collabos. Pour elle, il faut favoriser la réconciliation et mettre l'accent sur les actes de courage désintéressés, sur les Justes. Retour sur la polémique avec Ophüls.

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le 18 juil. 2019

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