Vineland
7.5
Vineland

livre de Thomas Pynchon (1990)

Alors quoi ? Tarantino serait donc un aficionado caché du grand Thomas ? C’est comme si Vineland, sorti deux ans avant Reservoir Dogs, était un concentré de toutes ses obsessions : les musiques sur-referencées, les conversations absurdes et interminables, les routardes en cuir du Boulevard de la Mort, les ninjas vengeresses de Kill Bill, les milices anti-fascistes et les super-méchants de Inglourious Basterds, et par dessus tout cette façon foutraque et merveilleusement provocatrice d’user du collage et des mélanges de genre pour raconter une histoire. Si tel est le cas, ça ne serait qu’un juste retour des choses, tant ce roman est obsédé par l’image filmique.

1984, la date à laquelle se déroule l’histoire centrale n’a sûrement pas été choisie au hasard, mais par delà le clin d’oeil à Orwell, c’est aussi le moment où le numérique commence son lent travail de sape qui verra quelque décennies plus tard la disparition de l’analogique, le triomphe de la vidéo sur l’argentique. Prenez la vie, palpitante et incompréhensible, et transformez la en rangées de 0 et de 1. Outil rêvé pour tous les Big Brother en mal de peuples à juguler, de rêves à emprisonner : IBM über alles. Plaçant cette problématique comme trou noir au centre de son roman, Pynchon opère des va-et-vient dans l’histoire des États-Unis des années 70, autour d’un groupe révolutionnaire ayant choisi comme arme de poing une caméra, censée être un œil implacable ouvert sur les machinations abjectes de l’administration Nixon. Retour sur la période étasunienne la plus sombre du siècle, au goût de sang et de pourriture, pour mieux creuser la plaie là où elle fait mal, pour se replacer, on the road, à l’embranchement où tout a dérapé.

Seulement Pynchon n’a rien du moralisateur : il fait de cette histoire effrayante une sorte de fête joyeusement morbide, psychédélique et désespérée, où comme il se doit les larmes sont autant dues au rire qu’à la détresse. Un bal gonflé à bloc, paradoxalement rempli de zombis et de morts en sursis. A la fois plus déjantée (dans le ton) et plus traditionnelle (dans la narration) que ses œuvres précédentes, Vineland est un brutal roman de l'échec. Un échec programmé d'avance, et inexpiable à jamais. Avec son habituel romantisme (qui n’est pas sans rappeler Conrad), il transforme l’histoire de Frenesi, la révolutionnaire amoureuse du fasciste Vond, en parabole implacable sur la malédiction qui pèse sur l’humanité, toujours séparée du Bien par sa capacité à bafouer, au dernier moment, ses idéaux. Jamais comme ici Thomas n’aura autant grincé, n’aura autant rit jaune, n’aura aussi loin poussé la vision pessimiste qu’il a de son pays. Rater ce n’est rien, mais trahir, oh trahir…
Chaiev
9
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le 30 avr. 2014

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