Vous êtes fâché(e) avec les religions ? Anticlérical(e) endurci(e) ? Tentez ce livre. Delphine Horvilleur, rabbine libérale (pléonasme), fait entendre une tout autre musique que celle, caricaturale, à laquelle les médias et les réseaux sociaux s'adonnent le plus souvent. Elle ne pratique aucun prosélytisme, ne considère pas les incroyants comme étant dans l'erreur, n'interdit rien, ne condamne pas davantage, ne pontifie pas sur ce qu'il se passe après la mort. Sa posture est faite d'humilité, d'écoute et, surtout, de doute. Le judaïsme tel qu'elle nous le montre n'a rien de cadenassé, une brèche sur le mur de sa maison laisse passer le vent qui bouscule les certitudes. Elle n'est pas du côté de Caïn, la possession, mais a choisi le camp d'Abel, la buée : dans la légèreté, la souplesse, la fragilité plutôt que dans l'édification et la force. Qui n'aimerait cette religion-là, celle qui relit sans cesse les textes sans en figer le sens, et celle qui relie verticalement et horizontalement les humains ?

Sa grande culture lui sert à raconter des histoires aptes à consoler les endeuillés. Récits de la Torah, anecdotes tirées de sa vie quotidienne ou histoire drôles savoureuses. En onze chapitres, la rabbine nous fait côtoyer toutes sortes de défunts : des célébrités (Elsa Cayat tombée à Charlie Hebdo, Marceline Loridan-Ivans et Simone Veil), des personnages bibliques (Moïse, Jacob, Isaac), sa patrie de coeur (Israël). Et puis surtout, des anonymes. Il y a Myriam qui a soigneusement préparé à l'avance ses obsèques et à laquelle ses proches jouent un sacré tour, Sarah dont la disparition réveille le souvenir de la Shoah, l’histoire d’Isaac qui nous parle du décès brutal d'un enfant et de l'impossibilité de faire son deuil, Ariane l'âme soeur emportée par un cancer... Car Delphine Horvilleur mêle aux légendes et aux textes bibliques qu'elle cite des souvenirs personnels, comme cet amour rencontré en Israël qu'elle décida d'abandonner le jour de l'assassinat d'Itsh'ak Rabin.

C'est touchant et souvent inspiré. Quelques extraits. Page 96, s'agissant de Marceline qui avait renversé une cruche d'eau sur la tête d'un misogyne :

Simone Veil savait que le combat pour le droit des femmes est infini et que rien n'est jamais acquis. En bien des occasions, elle a démontré que, pour le mener, il fallait savoir renverser des "cruches" sur la tête de ses détracteurs, pour ne pas être prise pour l'une d'elles.

Page 110, évoquant la perte d'un enfant :

En français, comme dans la plupart des langues, il n'existe aucun mot pour désigner celle ou celui qui perd un enfant. Perdre un parent fait de vous un orphelin, [la virgule est en trop ici] et perdre un conjoint fait de vous un veuf. Mais qu'est-on lorsqu'un enfant disparaît ? C'est comme si, en évitant de la nommer, la langue croyait en écarter l'expérience, comme si [manque une virgule ici] par superstition, on s'assurait de ne pas en parler pour ne pas risquer de la convoquer.

Pas mal de problèmes de ponctuation, étrangement... Ainsi page 100 :

Comme le rabbin de cette histoire, Marceline savait parfaitement que dans la tradition juive, une place immense est laissée au culot...

Il faut soit enlever la virgule qui suit "juive", soit en mettre une après "que" pour créer une incise, car une virgule ne peut séparer le verbe du COD. Idem page 131 :

(...) une femme nommée Rebecca, qui connut un jour et dans des circonstances bien différentes, les douleurs d'un dédoublement.

La virgule après "différentes" est incorrecte pour la même raison. Allez, encore une page 153, où la virgule n'est pas possible :

(...) dans nos sociétés contemporaines qui font du respect des volontés du disparu, la priorité suprême.

Mais qu'a fait le relecteur de chez Grasset ?! Très surprenant.

Des erreurs qui ne suffisent pas, heureusement, à altérer la force du propos. Page 112, le petit frère d'Isaac demande où ce dernier est allé "parce que je ne sais pas où regarder pour le chercher".

J'ai essayé de comprendre ce qu'il entendait par chercher. Dans quelle direction ses yeux envisageaient-ils d'aller pour le retrouver ? Il m'a semblé que, comme le Petit Prince qui s'adresse à l'aviateur, il tentait d'évaluer ma capacité à lui dessiner sa douleur.
Personne ne sait parler de la mort, et c'est peut-être la définition la plus exacte qu'on puisse en donner. Elle échappe aux mots, car elle signe précisément la fin de la parole. (...) Car les mots dans le deuil ont cessé de signifier. Ils ne servent souvent qu'à dire combien plus rien n'a de sens.

Voilà qui est magnifiquement dit... Sur le même sujet, page 116 :

Où vont les morts ? Le seul lieu auquel la Torah fait référence est un endroit nommé shéol où descendraient les disparus. (...) l'étymologie du terme est éloquente. Shéol vient d'une racine qui signifie littéralement "la question". On pourrait donc l'énoncer ainsi : après notre mort, chacun de nous tombe dans la question, et laisse les autres sans réponses.

Une fois encore, trop de virgules dans les deux textes ci-dessus : rien d'incorrect mais ces phrases seraient plus fluides en étant moins ponctuées. Un exemple caricatural en est fourni page 177 avec la phrase : "Il est dit qu'un jour, Moïse escalada une montagne, et trouva Dieu tout en haut, occupé à une étrange activité". Aucune de ces virgules n'est nécessaire !

Mais revenons au fond. On est loin de l'arrogance des prêtres catholiques qui nous expliquent ce qu'est la volonté de Dieu... A bien des égards, le judaïsme, dans sa version libérale j'entends, me semble une religion plus "saine" que celle dans laquelle j'ai baigné toute mon enfance bien trop pétrie de certitudes - même si j'en conserve la précieuse figure du Christ, à mes yeux toujours très inspirante.

Cette humilité ne concerne pas que l'officiant, elle doit être aussi, selon la rabbine, celle des mourants. Page 156 :

Vouloir planifier sa mort et ses obsèques revient souvent à ne pas s'y préparer, à refuser d'admettre ce que notre disparition signifie ; un renoncement au contrôle de ce qui nous arrive, une acceptation que la vie appartient aux vivants.

A l'heure des débats éthiques sur l'euthanasie, on peut deviner la tonalité générale du positionnement de Delphine Horvilleur. Elle explique qu'un rabbin refuse parfois de se conformer aux voeux que le défunt a formulés à l'avance. Pour une raison simple : une cérémonie d'obsèques est d'abord destinée à ceux qui restent. Si les souhaits de la personne disparue s’opposent au deuil des proches elle n’en tiendra pas forcément compte, comme elle l'explique dans le chapitre consacré à Myriam.

Concluons par Caïn et Abel, un mythe fondateur presque aussi fécond que celui du péché originel, auquel Steinbeck consacra ce qui est pour moi son chef d'oeuvre, A l'est d'Eden. Il inspire à notre rabbine un éloge de la fragilité, page 222 :

Ainsi parle le sage, le propriétaire, le sédentaire, celui qui a acquis des biens et a cru en la stabilité du monde. Il reconnaît que tout est Abel. Tout ce que nous construisons solidement finit par s'user ou par disparaître, tandis que ce qui est fragile, éphémère et faillible, laisse paradoxalement des traces indélébiles dans le monde. La buée des existences passées ne s'évapore pas : elle souffle dans nos vies et nous mène là où nous ne pensions jamais aller.

Lorsque la religion n'entend pas gouverner les consciences mais offrir ainsi des repères féconds, lorsqu'elle propose des symboles qui nous permettent de garder à l'esprit des valeurs essentielles, elle peut nous sauver de l'artificialité que favorise la société matérialiste et consumériste dans laquelle nous évoluons. Les rites et les mythes ont presque tous disparu, nous vivons dans une société du confort, sans astreinte, très agréable mais où se dilue ce qui fait sens. L'homme (occidental) du XXIème siècle est un invertébré : la liberté qu'il a conquise lui a fait perdre sa colonne vertébrale. La religion, dans la version qu'en donne Delphine Horvilleur, est là pour nous aider à la garder saine et robuste. Une ostéopathie de l'âme !

7,5

Jduvi
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le 13 mai 2023

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