Voyage
8
Voyage

livre de Sterling Hayden (1976)

Certains acteurs d'Hollywood en avaient dans le ciboulot.

Je savais que Sterling Hayden, cet acteur hollywoodien qui joue dans "Quand la ville dort" ou dans "Docteur Folamour", avait des opinions de gauche. Mais je ne savais pas qu'il avait également écrit. Et bien.


Ce livre est monumental (850 pages, certes en format poche). Il retrace une traversée New York-San Francisco par un quatre mats-barque, le "Neptune Car", propriété d'un capitaliste démocrate, Banning Blanchard. Mais l'équipage est composé de pauvres types qui se sont fait "shanghaïer" : on les a drogué au port et ils se retrouvent enrôlés de force, alors qu'ils ont quitté terre. Or le capitaine, Irons S. Pendleton, est un homme sans pitié, tandis que le second, Otto Lassiter, est un psychopathe sadique. Malgré cela, il va falloir passer le Cap Horn...


Le livre est d'abord une allégorie sociale amère, qui montre les hésitations de pauvres types entre anarchisme, socialisme et résignation. Le bateau, avec le quartier des officiers à la poupe et l'équipage à la proue, est explicitement une allégorie de la société capitaliste (Pendleton a des parts dans son trajet). Le récit de la traversée est entrecoupé de chapitres consacrés au trajet parallèle de membres de la bonne société du Maine partis en expédition entre le Japon et Honolulu, dans un style fitzgeraldien : des oisifs, qui ne se rendent pas compte du reste du monde. En contrepoint, il y a l'activité désespérée de syndicalistes de la marine, rédacteurs d'un journal.


C'est aussi une ode à la navigation à voile. Je ne sais pas si les traducteurs en ont rajouté ou si Hayden utilisait un vocabulaire aussi technique (je penche pour cette idée), mais ce livre est un véritable manuel pour passer le Cap Horn. A cet égard, le lexique proposé en annexe est insuffisant, car beaucoup de termes demanderont un coup d'oeil dans le dictionnaire. Personnellement j'adore, d'autant qu'on sent que l'expérience de marin de Hayden lui a fait longuement ruminer son histoire. Le personnage de capitaine de vapeur obsédé par le temps de trajet et déconnecté des éléments offre un contrepoint qui laisse clairement entendre la préférence de Hayden.


C'est enfin une reconstitution historique sur l'Amérique au tournant du XIXe siècle. Le bouquin suit en parallèle les élections présidentielles de 1896, qui opposèrent le républicain McKinley au candidat du parti populiste (à l'époque, il y avait trois parti aux Etats-Unis), William Bryan. Le livre se conclue sur la répression d'une tentative de grève et surtout l'élection de McKinley, qui est présentée comme une occasion manquée pour l'Amérique. On croise aussi ces salauds de briseurs de grève de Pinkerton.


Il y a aussi des passages sur les îles du Pacifique, notamment Honolulu, que Hayden semble bien connaître. Le livre suggère comment le capitalisme yankee a fichu par terre la culture des îles de la reine Pomaré.


La culture de Hayden est nettement plus vaste que celle de l'homme de la rue : références à Stevenson, coupures de journaux comme chez Dos Passos, connaissance pointue de l'histoire du socialisme américain, des termes de marines, etc... Cet homme a beaucoup lu.


La quatrième de couverture cite comme influences Melville et Stevenson, mais je pencherais plutôt pour Jack London et Dos Passos. Je qualifierai le style de Hayden de "couillu" : c'est un style réaliste, souvent assez cinématographique, qui est à son meilleur dans les descriptions de manoeuvres marines. Mais le style est trop cru et réaliste pour que les descriptions de paysage fassent rêver. Malgré son effort impressionnant de reconstitution, Hayden est résolûment un écrivain de la deuxième moitié du XXe, pas du XIXe. Sa description de la vie sexuelle des marins, de leur violence, de leur alcoolisme et leur langage scatologique est sans fard, presque outrancière. Clairement, ce n'est pas de la bibliothèque rose.


Bien, ne lisez pas la suite si vous ne voulez rien savoir de l'intrigue. Le livre est en cinq parties, découpés en courts chapitres, de rarement plus de quinze pages :



  • "En partance" est la partie qui demande le plus d'attention. Chaque court chapitre présente les personnages du drame, aux destins très divers : Harvar l'ivrogne responsable du naufrage d'un bateau, Carmack l'anarchiste, le bohème McLeod, etc... Il se conclue sur le shanghaïage de ces pauvres types.


  • "Cap au sud" raconte le trajet jusqu'à la côte du Brésil. On se rend compte que le charbon chargé à New York couve lentement. Otto Lassiter estropie deux hommes, dont l'un doit être amputé. Sur une île déserte, l'équipage récupère un marin de première bourre abandonné par son ancien navire, Percy Snowe.


  • "Les cinquantièmes" brise le rythme en commençant sur Honolulu. On suit Loïs Montgomery, une riche et jolie gosse en rupture avec sa classe, qui traîne avec des bohèmes d'Honolulu. Puis on revient sur l'équipage, et le calvaire du passage du Horn, au cours duquel le capitaine se révèle surhumain et Lassiter au contraire un lâche.


  • "Cap au Nord" : Après le Horn, Lassiter se défoule sur les hommes, mais un matin on ne le retrouve pas. Red Rhul, catcheur et officier en 3e, passe second, tandis que Pendleton fait voile vers Hilo, puis Honolulu. Le feu du navire est calmé ; Pendleton amène un juge et des Pinkie à bord. Snowe est tué.


  • "Vertes collines" raconte l'arrivée à San Francisco. Ce dernier livre est assez décevant. On se recentre sur le personnage de Harwar, qui semble un double de Hayden. Il hésite entre tuer le capitaine, faire sauter le bateau une fois à terre et ne rien faire. Finalement, après avoir beaucoup lutté, il retombe dans son alcoolisme et choisit sa mort, mais assez piteusement.


zardoz6704
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Le bateau comme allégorie sociale

Créée

le 10 févr. 2013

Critique lue 516 fois

3 j'aime

zardoz6704

Écrit par

Critique lue 516 fois

3

Du même critique

Orange mécanique
zardoz6704
5

Tout ou rien...

C'est ce genre de film, comme "La dernière tentation du Christ" de Scorsese", qui vous fait sentir comme un rat de laboratoire. C'est fait pour vous faire réagir, et oui, vous réagissez au quart de...

le 6 sept. 2013

56 j'aime

10

Crossed
zardoz6704
5

Fatigant...

"Crossed" est une chronique péchue, au montage saccadé, dans laquelle Karim Debbache, un vidéaste professionnel et sympa, parle à toute vitesse de films qui ont trait au jeu vidéo. Cette chronique a...

le 4 mai 2014

42 j'aime

60

Black Hole : Intégrale
zardoz6704
5

C'est beau, c'est très pensé, mais...

Milieu des années 1970 dans la banlieue de Seattle. Un mal qui se transmet par les relations sexuelles gagne les jeunes, mais c'est un sujet tabou. Il fait naître des difformités diverses et...

le 24 nov. 2013

40 j'aime

6