Si un apprenti en histoire de la littérature — et c’est peut-être ce que nous autres lecteurs finissons tous par devenir, avec l’âge ou non — devait se constituer un guide sur ce que le XVIIIe entendait par « sensibilité », le "Voyage sentimental" de Sterne suffirait. Toute la mentalité du siècle s’y trouve. Le topos du « Grand Tour », — à prononcer avec l’accent "british", — hérité de l’humanisme et que le romantisme se réappropriera, structure un récit qui est avant tout un prétexte à observations psychologiques. Très mondain dans son souci de déchiffrer les âmes (« Il n’est point de secret qui aide autant au progrès de la sociabilité que […] d’être prompt à rendre en langage ordinaire les diverses espèces de regards et de gestes, avec toutes leurs inflexions et nuances. », p. 120), volontiers moraliste (« Lorsque le cœur devance l’esprit, il épargne au jugement une foule de peines », p. 57), Sterne illustre aussi la montée en puissance de cet individualisme que d’autres auteurs de l’époque construisent chacun à sa manière un peu partout en Europe : le narrateur / personnage fait et dit ce qu’il veut, quand il veut et comme il le veut — ainsi n’ira-t-il jamais en Italie, quoi qu’indique le titre —, et tant pis pour qui ne suit pas.
Finalement assez quelconque comme œuvre, le "Voyage sentimental" est de premier choix comme document.