Individualisme sauvage

Je suis sur le point de détruire votre enfance. Surtout de détruire la mienne à vrai dire. J'ai regardé cette émission de la première à la cinquième saison, tout simplement parce qu'elle était le vendredi soir, et dans ma tête de bon petit citoyen de l'Etat abrutissant, il faut regarder le prime de TF1 le vendredi soir, sinon on a rien à raconter le lundi quand on revoit les copains. Bon.

Pas besoin de rappeler le concept du jeu, je pense qu'on est tous au clair. On lâche deux dizaines de marmots sur une île quelconque, en mettant bien le truc en scène pour qu'on ait bien l'impression que rien ne les rattache à la civilisation (enfin, une idée de civilisation). Je ne parlerai pas non plus des rumeurs de trucage du jeu. Evidemment que les filles ont droit à des tampons, sinon je te raconte pas le truc pas vendeur à la TV. Non, je veux insister sur la portée philosophique de l'émission. Toujours intéressant à regarder pourquoi est-ce qu'on a besoin de faire des émissions comme celles-ci. Elles proviennent d'une demande, vous vous en doutez.

En effet, Koh-Lanta, c'est un peu un exutoire. Quand je disais que Le Juste Prix, c'était l'entrevue avec la richesse de toute la classe moyenne, on peut voir dans Koh-Lanta l'entrevue de la liberté de cette même classe moyenne. Oui, petit rappel, les bourgeois ne regardent pas Koh-Lanta; les bourgeois, le vendredi soir, ils sortent. (Premier préjugé) Quand je parle d'entrevue, c'est au sens d'entrevoir : on donne, à travers cette magnifique fenêtre sur l'irréel qu'est la TV, un aperçu de ce que pourrait être la liberté. Parce que vous comprenez bien que Koh-Lanta, c'est bien, "mais je pourrais jamais le faireuh, c'est trop dureuh". Ah je ne parle pas de ça ! Bien sûr que c'est difficile pour tout le monde de bouffer un demi haricot sec par jour pendant 40 jours tout en courant 3km lesté de cinq kilos de pierres. Mais bon sang, qu'est-ce que c'est drôle de les regarder se manger le sable !

Oui, je réfléchis beaucoup en regardant les gens devant cette émission. On a souvent cette même réaction : on a d'abord envie que tout le monde se tape. Ce serait tellement moins drôle si tout le monde jouait de son petit côté, et était en pur esprit sportif... Non les gars ! Il faut de la baston, que le mec qui est venu ici pour gagner le montre, et se mette à manipuler ci et mi !

En fait, ce qu'on attend, c'est de pouvoir relâcher nos sentiments les plus réprouvés. Dans la vie de tous les jours, on va avoir un peu de mal à lutter pour notre survie. Là-bas, sur l'île de *insérer un mot avec plusieurs consonnes inhabituelles et un minimum de voyelles*, tu vois, il faut se la gagner sa bouffe ! Outre les élans de néo-conservatisme à la sauce "Enfoirés", c'est surtout une ode à la fin de l'état de nature, à l'explicitation de la société des hommes ! On se marche dessus pour un pauvre sac de riz, on tient debout pendant des heures pour un pauvre appel à sa môman.

L'homme paraît masochiste tout de même. Il faudrait se demander pourquoi on veut regarder des gens crever la faim pendant 40 jours... Voyeurisme de la misère ? Possible. Se rassurer de son état qui n'est finalement pas si mal ? Probable. Mais la TV nous montre bien que la société est irrémédiablement un 'survival of the fittest'. Les plus forts gagnent. Et ceux qui ont la même motivation ? Et beh ma cocotte, tu rentres à Paris retrouver ton studio et ton RSA. Ah oui, parce que quand même, la vraie vie, c'est quelques petits coups de pouce. Parce que la vraie vie, ça ne se joue pas sur les compétences personnelles de chacun. On n'est pas un amas d'individualités juxtaposées. On forme un tout. Et ce tout est au service de chaque individu. Donc prôner le chacun pour soi en prime time le vendredi soir, tout ça maquillé derrière de solides embrassades entre mecs virils. Oui, il faut pas non plus que les féminités la ramènent. Nous on veut du combat, du sang et des dents cassés.

Et ce n'est pas l'illusion du "de toutes manières je ne le ferai jamais" qui doit vous leurrer : on vous enseigne bien à ne penser qu'à votre gueule ! J'attends patiemment le jeu où tu dois lutter contre une personne pour faire survivre tout le groupe. Ah non, ça c'est la vraie vie.