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Je suis actuellement en pleine lecture du roman Le Maître du Haut-Château de Philip K. Dick, dont la série constitue l'adaptation. L'intrigue est extrêmement différente du livre à la série : dans le roman, Juliana et Frank sont divorcés, tandis qu'ils sont en couple dans la série. John Smith, l'officier nazi qui réside à New York, n'existe pas dans le roman de Dick, tout comme l'inspecteur en chef japonais Kido. Néanmoins, je pense que la divergence dans le scénario n'est pas une mauvaise chose : je trouve, pour le moment, le livre de Dick un peu plat, avec de nombreux éléments abordés mais non exploités (ce qui n'enlève rien au plaisir de la lecture et qui a même des points positifs, comme la mise en place d'une ambiance pesante). La série a décidé de puiser dans les pistes offertes par Dick pour développer l'univers et le rendre plus complet. Mais j'admets que cette adaptation libre me dérange moins probablement parce que j'ai visionné la série avant de lire le roman.
Tout d'abord, l'ambiance : les décors sont très bien campés, notamment un San Francisco dont l'influence japonaise se fait énormément ressentir dans les rues. La terreur se ressent même dans l'appartement que partagent Frank et Juliana, au sous-sol d'un immeuble, comme si les deux protagonistes avaient directement quelque chose à se reprocher. L'ambiance est tendue, avec les conflits liés à la couleur de peau : la présence japonaise a renforcé le racisme anti-asiatique des Blancs locaux qui, forcés de se plier à l'autorité des "Pons", ne se gênent pas pour manifester en secret leur supériorité qu'ils sont intimement convaincus de posséder. La zone neutre, également, au milieu de nulle part, sans leader apparent, avec quelques mercenaires, semble être le dernier vestige de l'Amérique profonde, traditionnelle. Enfin, New York reste très occidentalisée et rangée, preuve de l'influence nazie.
Ce qui me plaît beaucoup dans cette série, et c'est une constante chez moi, c'est la sympathie que nous parvenons à éprouver pour les antagonistes. Dans la saison deux, John Smith apprend que son fils est atteint d'une maladie incurable qui le rend défaillant aux yeux du régime nazi : dès lors, il doit mourir. Les idéaux de Smith sont mis à rude épreuve : sa famille peut-elle constituer une exception à la doctrine hitlérienne ? Nous parvenons presque à éprouver de la sympathie pour cet officier en détresse qui ne veut pas se séparer de son fils. En ce sens, la série me fait penser au film Le Garçon au Pyjama Rayé. De plus, le portrait controversé de la Résistance et les méthodes employées brisent le manichéisme de la série : en tant de guerre, il n'y a pas de saints. Les moyens employés pour la victoire ne sont pas à la hauteur des idéaux combattus. Je trouve la série réaliste sur ce point : pendant la Seconde Guerre mondiale, la résistance française pratiquait des attentats nécessaires, mais contestables sur le plan moral. Il reste important de mettre en avant ce coté froid du camp des "gentils".
Autre thème important du roman bien traité dans la série, celui de la fiction dans la réalité. Dans le roman de Dick, le Maître du Haut-Château, Hawthorne Abendsen de son vrai nom, a écrit un roman subversif, Le poids de la sauterelle, censuré car il évoque une version alternative de l'Histoire, qui correspond plus ou moins à celle que nous connaissons : dans ce roman, les Alliés ont gagné la guerre. Dans la série, le roman a été remplacé par un film, ce qui me semble beaucoup plus logique puisque cela permet de mettre en place la mise en abyme si bien représentée dans le roman de Dick. Plus nous avançons dans l'intrigue, plus nous doutons de ce qui est vrai, de ce qui est faux. Cette mince frontière entre fiction et réalité permet une analyse méta de la série qui réfléchit sur elle-même : comment se construit une uchronie ? Quelle influence a-t-elle sur celui qui la visionne ? Pour Juliana, l'uchronie représente une forme d'espoir. Pour Frank, elle est synonyme de danger. Le film subversif, de par son interdiction par le régime nazi, montre que son pouvoir est important : encore une fois, l'art est vu comme uen source d'idées nouvelles, d'espoirs pour ces populations soumises à un joug totalitaire. Seul moyen d'expression, il représente un moyen d'évasion de la réalité si efficace qu'on finit par croire au monde qu'il présente, monde qui nous semble d'autant plus réaliste - et c'est là le génie de Dick, et des scénaristes - qu'il s'agit du nôtre.
Le jeu des acteurs, pour finir, me semble en revanche plus ou moins convaincants : les personnages les plus forts sont les secondaires. Rufus Sewell, qui interprète John Smith, l'officier qui dirige les sections nazies de New York, est formidable de froideur et d'élégance dans le rôle impitoyable d'un Hitler moderne, cultivé et raffiné, sans jamais montrer un seule brin de folie. Joel de la Fuente est exceptionnel dans le rôle impassible du glaçant inspecteur en chef de la police japonaise, Kido. Imperturbable derrière ses lunettes rondes, de la Fuente offre une prestation impeccable d'un personnage mystérieux dont on ignore presque tout du passé. Ces deux personnages, inventés par les scénaristes, sont pour moi un véritable plus de la série par rapport au roman, car ils permettent de constater comment se met concrètement en place l'arsenal répressif et policier des deux régimes. En nous montrant les deux personnages dans leur intimité, nous sommes forcés de nous y attacher, de voir que ceux qui ont commis les pires crimes n'étaient finalement pas fous, mais juste normaux. Ce qui rend la chose d'autant plus glaçante.
Les personnages principaux manquent un peu de charisme, hormis Frank Frink - je trouve Rupert Evans impeccable dans ce rôle-, mais Alexa Davalos et Luke Kleintank ont plus de mal à rendre leurs personnages marquants, malgré un jeu juste. C'est dommage, car ces personnages sont du coup éclipsés par les personnages secondaires, qui portent davantage la série.
Le point le plus négatif apparaît dans la saison 1 : l'apparition d'Hitler. Grave erreur, selon moi, car il ne fait plus peur, malgré la tentative plus ou moins réussie des scénaristes de retranscrire la folie du personnage. Hitler doit rester craint par le spectateur et par les autres personnages de la saga, et il ne peut être véritablement craint qu'en restant caché. Il s'agit pour moi de la plus grande faiblesse de la série.
Cette série, finalement, compte surement parmi mes préférées : terrible de réalisme, elle met en place un carcan étouffant dont il semble impossible pour les personnages de se défaire. D'ordinaire, je n'apprécie pas les uchronies, mais cette série est parvenue à me faire changer d'avis, et c'est tant mieux !

liouba23
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le 15 janv. 2018

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