Le Prisonnier
7.9
Le Prisonnier

Série ITV (1967)

Je ne suis pas un numéro, je suis...

"Le Prisonnier", c’est une idée de départ très simple : un agent secret britannique (incarné par Patrick McGoohan), dont on ignore le nom, débarque un jour chez ses supérieurs, très en colère, et leur remet une lettre de démission. Rentré chez lui, il est endormi et enlevé par une organisation secrète. À son réveil, il se trouve au "Village", une sorte de station balnéaire figée dans le temps, où personne n'a de nom mais répond à un numéro, et où le chef, Numéro 2 obéissant aux ordres du mystérieux et invisible Numéro 1, tente de soutirer au héros, désormais appelé "Numéro 6", la raison de sa démission.
Toute cette introduction, suite d’images rapides et violentes, est jetée dès le générique du premier épisode à la face du spectateur, sans aucune parole, soulignée par la musique vive et emblématique de la série. Débrouille-toi avec ça mon gaillard.

Parce que "Le Prisonnier", c’est ça, et il faudra s’y faire si on décide de se farcir les 17 épisodes : une suite de questions et de claques dans les mirettes et sur les pommettes, parce que les scénaristes ont décidé de poser plein de questions et de donner autant de réponses qu’il leur plaît - à savoir pas beaucoup. La question principale, le leitmotiv de toute la série consiste en "Numéro 6, pourquoi avez-vous démissionné ?", posée à chaque épisode par un Numéro 2 différent (ou presque) sur un ton différent, qui révèle la méthode privilégiée par le (ou la) chef du Village : menace, prière, drogue, hypnose, violence, expérience bizarre, ruse, projection ; tout sera tenté contre le héros. Un héros inflexible, qui se contente de garder le silence dans les cas les plus simples, qui roulent des yeux menaçants et des poings dans les plus musclés, qui gagne des parties d’échecs psychologiques dans les plus tordus. Si lui garde bien son secret, ce n’en est finalement que plus agaçant pour le spectateur, qui en plus de ne pas savoir qui est le Numéro 6 et pourquoi il a démissionné, se pose aussi plein de questions annexes : pourquoi veut-on tellement connaître la raison de sa démission ? que faisait-il exactement ? pourquoi ne répond-il pas ? qui dirige le village ? où se trouve-t-il ? pourquoi le Numéro 2 est-il une personne différente à chaque épisode ? y-a-t-il vraiment un Numéro 1 ? qui sont les autres gens qui vivent dans le Village ? des gardiens, ou bien d’autres prisonniers ?...etc etc.

Au-delà de ces simples questions, qui finalement ne sont que des ficelles scénaristiques, c’est une suite de réflexions sociales et politiques qui se dessine progressivement. Numéro 6 résiste aux interrogatoires par devoir, mais aussi par conviction. C’est un homme de valeur, qui refuse de se laisser priver de ses libertés élémentaires sans se battre : liberté de quitter son emploi pour des raisons qui ne regardent que lui, liberté de ne pas s’en justifier à ceux qui ne sont pas concernés, mais aussi de façon plus vaste liberté de mouvement puisqu’il cherche à quitter le Village, liberté de parole et de pensée puisqu’il refuse de se conformer aux règles imposées par le Village et suivies par ses habitants. S'il est une image que l'on doit retenir de Numéro 6, en dehors du regard assassin de McGoohan qui veut étrangler tout le monde, c'est bien celle de cet homme qui court sur la plage pour s'enfuir, toujours chercher à s'enfuir de ce village de fous, de ce village où on accepte sans broncher d'être privé de ses droits en théorie inaliénables. C'est l'image d'un homme qui refuse de n'être qu'un numéro et qui lutte pour son individualité et son individualisme dans une société colorée comme un Arlequin et bête comme une fanfare de village. [Oui ce n’est qu’une légère déformation de ta société, toi, le numéro de sécu derrière l’écran qui lit cette critique composée par un numéro étudiant]. Cette lutte passe par sa course toujours zigzaguante, des baffes distribuées à chaque épisode, des tentatives d'évasions mouillées et toujours avortées, des crises de rage, des fausses collaborations, et toujours le sourire ironique de Numéro 6 qui voit défiler les numéros 2 - morts, disparus, fous, aucun ne parvenant à briser ce si grand emmerdeur.

Le Village en lui-même est un vrai bijou de décor, mélange de styles et d'époques qui poursuit la logique de l'illogique, et se perd entre passéisme un tantinet britannique et futurisme science-fictionnesque (et rigolo aujourd'hui). Ça fourmille de lunettes noires, de chapeaux haut-de-forme et de canne-parapluie, à côté des super-ordinateurs, des machines qui bipent et clignotent et d'expériences pseudo-scientifico-psychiatriques de brouillage de cerveau... on ne sait plus ou donner de la tête dans ce mélange des genres extrêmement audacieux (et plaisant !) mais qui tombe parfois dans l'excès. Dans ce Village haut en couleurs, les figurants qui incarnent les habitants passent comme des fantômes à peine doués de la parole, ombres ultra-bigarrées, et suivent les ordres et les mouvements jusqu'à l'absurde. Même quand ces ordres sont de vivre normalement : faire ses courses, dormir, manger, se divertir, voter, fréquenter les autres habitants... Le coup de génie se cache dans le doute : cette absence de volonté est-elle la preuve d’un lavage de cerveau généralisé, ou le résultat d’une véritable terreur ? Au Numéro 6 de démêler la crainte du panurgisme. D'ailleurs, et c’est une partie qui m’a beaucoup intéressée et que j’aurai aimé voir plus développée, la lutte de Numéro 6 réside aussi un temps dans le refus de vivre normalement. Il a conscience d'être coincé dans une prison, certes une prison à ciel ouvert où il est bien nourri, bien logé et diverti, mais une prison tout de même. Son refus de se conformer aux lois élémentaires de la vie en communauté m'a fait penser à cette magnifique nouvelle de Robert Silverberg, "To See the Invisible Man", l'histoire d'un homme condamné pour Crime de Froideur : le refus de collaborer avec ses frères humains. Comme Numéro 6, il revendique une liberté individuelle, un droit à être lui-même sans se conformer à des codes établis par une communauté engloutissante.


Alors, une série au scénario intéressant, des décors, des costumes, des machines cools, et une réalisation souvent inventive : mais pourquoi, pourquoi ne met-elle que 7 ?

Parce que, pour mon grand malheur, je trouve que "Le Prisonnier" souffre de défauts évidents. D’abord, soyons honnête, certains aspects ont vraiment mal vieillis. Si le trip sixties est assez sympathique, il faut reconnaître que l’esthétique trop marquée empêche finalement – et paradoxalement – l’intemporalité recherché par la série. J’admire énormément certains choix faits et assumés, malgré les difficultés, et notamment celui, assez couillu, de mélanger les genres : fantastique, SF, espionnage, la série touche un peu à tout, au risque de s’y perdre. Peut-être y a-t-il aussi trop d’idées lancées en même temps, et inévitablement certaines se perdent en route. Et c’est bien dommage. Pour ne prendre qu’un exemple, le système de sécurité du Village : il est constitué en partie d'un ensemble de euh, bien de grosses bulles blanches qui produisent des gémissements affreux et sautillent sur les gens qui tentent de s'échapper du Village ou de se rebeller contre ses règles - et les étouffent. Idée angoissante, plutôt bien filmée par moments (et à d’autres assez ridicule), mais qui marque en tout cas profondément. Problème : si ces bubble-gum de la mort sont de vrais opposants aux tentatives d’évasions de Numéro 6 dans certains épisodes, ils disparaissent complètement dans d’autres, au mépris de toute logique.

Dans les problèmes de la série on peut aussi parler, et là on va lever les bras au ciel, mais je dois le dire, du charmant McGoohan. Son jeu d’acteur – je parle de son jeu d’acteur, pas de ses beaux yeux bleus – souffre d’une irrégularité assez gênante : en clair il alterne entre le manque de motivation où il joue comme une patate, et l’expression d’un bon talent, quoiqu’un peu trop théâtral. Si on peut admirer sa continuité inflexible et violente, d’un bout à l’autre impénétrable, on peut regretter qu’il n’y ait pas plus d’implication générale de la part de l’acteur principal. D’autant plus qu’il est scénariste. Ce qui m’amène au problème de cohérence entre les épisodes, ou plutôt de discordance. Certains épisodes sont tout simplement brillants : ce sont pour moi les plus axés sur la torture et le bras de fer psychologique ; mais d’autres sont lents, voire carrément mauvais. Ou bien inutiles, et quand on fait une série de 17 épisodes, un seul d’inutile peut plomber le rythme de l’ensemble. On dit que c’est parce que McGoohan n'en avait prévu que 7, et que les autres sont du remplissage (souvent réussi) pour satisfaire les chaînes américaines. Certes. Mais l'ennui reste là, et certains de ces épisodes m'ont beaucoup ralentie dans la progression du visionnage.
Et surtout, et là c’est ma dernière critique et le moment où le lecteur se lève de sa chaise et la jette à l’autre bout de la pièce, j’ai trouvé la fin de la série décevante. Le délire des 3 derniers épisodes m’a plus déçue qu’intéressée, et s’ils sont dans la suite (plus ou moins) logique du sympathique bordel scénaristique, ils m’ont laissée sur ma faim. Je me demande si finalement ce n’était pas mieux de s’orienter complètement vers le drame psychologique plutôt que de conclure avec le côté espionnage…

Oui bon je l’admets j’aurai voulu que Numéro 6 soit fou.

N’empêche. C’est dommage. J’ai l’impression assez frustrante d’avoir été en présence d’une des meilleures idées de série de tous les temps, mais que sa conclusion a été bâclée, par manque de temps/moyens/motivation/idée, je ne sais, mais dans tous les cas il n’y a pas vraiment d’excuse parce qu’avec deux bouts de ficelle et tout le cœur du monde on peut clore en beauté une œuvre géniale.

Ces critiques je les fais à chaud, j’ai terminé le dernier épisode il y a quelques heures seulement. Mais une chose est sûre, je vais en garder un souvenir fort, que l'on peut résumer en 3 idées qui me séduisent toujours, quelque soit le format :
- folie : de tenter un truc pareil, de telles couleurs, un tel humour, un tel ovni ;
- audace : de mélanger les codes et les genres, de bouleverser les règles et les idées reçues ;
- valeurs : celles que Numéro 6 défend au péril de sa vie, et qui se placent toutes sous la bannière de la liberté humaine.

Bon, c'est pas tout ça mais maintenant je vais aller manger ce qu'on voit le plus dans cette série - britannique bordel, britannique : des toasts et un œuf à la coque. Bonjour chez vous !
Kogepan
7
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le 2 févr. 2015

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Kogepan

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