Pour évoquer Twin Peaks, il me faut m’épancher sur les souvenirs liés à cette série afin de les mettre en parallèle avec les impressions ressenties aujourd’hui. Revoir Twin Peaks 17 ans après sa diffusion, et sans jamais l’avoir revu en conséquence d’une sortie DVD tenant du miracle au long cours, a forcément quelque chose d’excitant. La série avait su considérablement marquer les esprits et, pour ma part, de nombreuses images m’étaient restées, indélébiles, tenaces, entretenues dans leur pouvoir d’évocation par celles du film visible à l’infini. Grâce à Twin Peaks, j’entrai pleinement dans l’univers étrange de Lynch (je n’avais encore jamais vu aucun de ses films) que j’allai, par la suite, explorer en m’intéressant à sa personnalité et à ses œuvres, ses inspirations et ses évolutions. J’avais hâte, comme beaucoup, d'entièrement redécouvrir l’atmosphère inquiétante et loufoque de sa création cathodique, tout en sachant que la magie et l’envoûtement initial n’opéreraient peut-être plus, ou avec moindre insistance. C’est, malheureusement, ce qui s’est passé, malgré un plaisir évident à retrouver une ambiance et une galerie de personnages qui m’avaient alors fasciné : les sapins fouettés par le vent, le labyrinthe de la Black Lodge, la savoureuse prestation de Duchovny en travesti impassible, le nain, le géant, Bob, et plus généralement tous les acteurs au diapason d’une bizarrerie saugrenue.

La série a-t-elle mal vieilli ? Étais-je plus influençable à l’époque, plus permissible à une étrangeté inédite (j’avais alors à peine 18 ans) ? Est-ce dû à un univers télévisuel qui, en quelques années, a su proposer des séries de qualité tout aussi innovantes que Twin Peaks en son temps (Carnivàle, Lost, Six feet under, Mad men) ? Ce qui surprend d'abord, en visionnant les épisodes à la suite (jour après jour, et non plus semaine après semaine), c’est l’insuffisance concrète de rythme et de dynamisme ; le mouvement y est incroyablement lent, emprunté, et pire encore car mal desservi par un montage sans surprise renforçant une linéarité monotone, assez décevante par rapport à une série qui se voulait réellement à contre-courant de tout ce qui avait été vu avant elle. De même, son côté burlesque et décalé, qui m’avait séduit auparavant, ne fonctionne plus totalement ; mécanique et ordinaire, il se révèle trop insistant dans son envie de s’affranchir, de vouloir créer absolument une rupture de ton à l'encontre d'un classicisme rebattu.

À cela s’ajoutent de nombreuses intrigues secondaires ennuyeuses, mièvres et/ou insipides (et maladroitement intégrées à l’ensemble) qui ralentissent la progression des vrais enjeux passionnants de la série, à savoir les forces du Mal opérant en chacun de nous (et plus particulièrement au sein d’une petite ville soudain mise à feu et à sang) et la connaissance tangible d’inframondes annexes remplis d’esprits, de revenants et d’incubes œuvrant à l’infiltration du monde terrestre. Au demeurant, les scènes d’angoisse, renforcées par la sombre musique de Badalamenti, sont toujours aussi redoutables, et quelques-unes toujours aussi impressionnantes (le réveil de Ronette, le meurtre de Maddy, la confrontation Bob/Leland, Josie prisonnière d’une poignée de commode, l’enlèvement d’Annie lors du concours Miss Twin Peaks…).


Quant à la seconde partie avec Windom Earle, jadis tant décriée, elle est surtout plus anarchique et plus récréative que l’enquête sur le meurtre de Laura Palmer, se démarquant effectivement de la première partie par son côté "roue libre" sans toutefois paraître aussi déshonorable qu’on a bien voulu le dire. Il faut également mentionner le dernier épisode réalisé par Lynch, grand moment de sabotage télévisuel comme l’était celui du Prisonnier ; en 45 minutes, dont 20 consacrés à l’exploration hallucinatoire de la Black Lodge, Lynch et ses scénaristes concluent quelques trames de façon radicale, laissant en suspens la majorité des autres sans se soucier d’une quelconque terminaison avec tout ce qui a été vu précédemment (ce qui, finalement, s'avère plutôt osé et réjouissant).

Si la résolution de l’énigme de la fameuse boîte d’Eckardt s’achève par un dénouement explosif on ne peut plus cynique, celle de la Black Lodge, en revanche, s’étire brillamment sur presque la moitié de l’épisode, son dernier tiers plongeant en continu dans les pièces aux rideaux rouges jusqu’à une forme d’abstraction hypnotique, et mettant en scène le duel mental de Cooper contre Bob et les spectres de la Black Lodge. L’ultime plan, célèbre, montre Cooper possédé à son tour par Bob (ou est-ce son double maléfique qui a pris sa place dans le monde réel ?), prouvant que le Mal est capable de s’immiscer parmi les âmes les plus pures, qu’elle qu’en soit la raison.

Demi-déception et surtout démystification d’un mythe, la nouvelle vision de Twin Peaks, après des années d’attente, permet de rendre compte des faiblesses et des piétinements d’une série insolite qui avait su innover et fédérer. Il reste un peu de cet enthousiasme passé, un peu de cette excentricité qui avait su m’éblouir, m’ouvrir à d’autres connaissances cinématographiques, mais altérés par le passage du temps et la perception tardive de scories qu’à l’époque je ne savais pas analyser ou comprendre. Quant à Twin Peaks : Fire walk with me, il est sans doute le film le plus violent, le plus malade et le plus controversé que Lynch ait jamais réalisé (j'ai en mémoire cette stupéfiante et interminable scène du slow-rock érotique dans la boîte de nuit, inlassablement martelé sur fond de flashs stroboscopiques), et dans lequel il s'entend à distordre méthodiquement tous les repères de la série pour délivrer une œuvre folle furieuse sur les détresses d'une Lolita paumée.
mymp
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le 22 sept. 2012

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mymp

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