La question du plan séquence est un marronnier du cinéphile : à intervalles réguliers, des films recourant à des prises très longues, voire tournés en un seul plan séquence alimentent le débat. Si l’on admire toujours la performance d’un tournage à haut risque, où la chorégraphie des mouvements et le ballet des personnages doit être parfaitement réglé, on peut aussi questionner la gratuité d’un dispositif qui n’aurait finalement que cette singularité formelle à exhiber (coucou Iñárritu et Birdman).
La série Adolescence pourrait être un cas d’école, l’exemple parfait pour montrer un point d’équilibre entre forme et fond. Tourné en quatre épisodes (oscillant entre 50 minutes et 1 heure) et quatre plans séquences, elle impressionne dans un premier temps par sa réussite technique, qui sait jouer, dans des lieux variés (les labyrinthes du commissariat et du lycée, le lieu unique de la salle d’entretien avec la psy, la maison et le quartier de la famille), de parcours au service de la narration et de la diversité des intervenants. La prouesse est indiscutable, le film est virtuose, les comédiens exceptionnels, et le spectateur sent, à chaque fin d’épisode, l’enthousiasme semblable à celui qui clôt une représentation du spectacle vivant, où l’on applaudit l’œuvre dans son intégralité.
Mais l’essentiel n’est pas là : Adolescence nous raconte aussi une histoire, et va faire de son dispositif un propos à part entière. En suivant l’arrestation et l’interrogatoire d’un jeune adolescent de 13 ans accusé de meurtre, la série exploite, outre le mouvement continu sans point de montage, la question essentielle du temps réel. Celui des déplacements, des moments de silence, de la durée d’une procédure (la prise des empreintes digitales), de la durée d’un entretien, ou d’un trajet en voiture, enthousiaste à l’aller et muré dans le silence au retour. La caméra accompagne des individus embarqués dans un basculement d’existence, dans lequel le silence a un rôle déterminant à jouer. Particulièrement présent dans le premier épisode, il isole les personnages à qui l’on n’explique que très progressivement les raisons de l’arrestation, avant de prendre une place plus profonde dans les épisodes suivants, de plus en plus distanciés par des ellipses fondamentales (quelques jours, puis plusieurs mois). Le silence d’un adolescent muré dans le déni, celui d’un père incapable de comprendre ce à quoi il doit faire face, celui des adolescents, mutiques ou fuyant dans un lycée représenté comme l’enfer sur terre, représentation symbolique des échanges bruyants, constants et incontrôlés ravageant les adolescents sur les réseaux sociaux. (Au risque de quelques menus excès démonstratifs, dont le rôle du fils de l’enquêteur, qui n’était pas indispensable.)
En quatre heure, Stephen Graham et Jack Thorne dressent un constat terrible sur l’état du lien social dans la société contemporaine, où la police défonce la porte d’un pavillon de banlieue à l’aube, des parents ne comprennent pas leurs enfants, les adolescents s’enferment dans de nouveaux langages codés, et le harcèlement semble devenu le principal mode de communication. C’est là aussi le courage de la série que de ne pas suivre, au risque de décevoir quelques attentes, les rails du récit policier qu’elle semble initier. Le plan séquence est aussi affaire d’éthique : en contrepoint de cette relation viciée à la vérité (par le mensonge, la calomnie, les réputations, les catégorisations comme celles des incels par exemple), il impose l’image sans coupe, le temps réel, et confronte à une réalité brute que les personnages vont devoir apprendre à accepter. Pas de twist, donc, pas d’enquête trépidante, mais les soubresauts d’une conscience, les combats avec une irrépressible colère qui semble se transmettre de père en fils, faisant irruption au cours d’un entretien d’anthologie entre la psy et le jeune garçon, avant de se propager sur le portrait du père en proie à ses démons alors qu’il s’agit de faire tenir la famille restante.
Adolescence est une série profondément inquiète sur l’état du monde, mais qui résiste à ce qui alimente précisément son chaos : la polarisation et le cri de rage. Il ne s’agit pas de désigner des responsables, des victimes et des coupables, mais de dresser un état des lieux. De capter les failles et de sonder le terreau des pulsions violentes. De traquer, derrière la façade d’une maison, l’écran d’un ordinateur ou la tôle d’un van qu’on macule d’une accusation arbitraire, des individus qui souffrent et cherchent à comprendre un monde devenu illisible. Le plan séquence, dans son orchestration, sa durée et son acuité, est ainsi offert aux personnages pour qu’ils puissent exister : il crée, au sens esthétique comme existentiel, du lien.
(8.5/10)