Better Call Saul
7.8
Better Call Saul

Série AMC (2015)

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[Quelques petits spoilers ici et là mais rien de bien méchant]

Que pouvaient bien faire Vince Gilligan et Peter Gould de Saul Goodman, personnage secondaire de Breaking Bad, souvent plus proche du comic-relief que du véritable protagoniste ? Le scepticisme était de mise et il fallait bien le retour de Mike Ehrmantraut et de Gus Fring pour motiver certains spectateurs réticents - moi compris. Et bien, après 63 épisodes - soit un de plus que la série-mère, tout de même - il faut confesser que nous avons eu tort et que cette dernière production démontre une nouvelle fois toute la maîtrise de ses auteurs.

A bien des égards, Better Call Saul et Breaking Bad se complètent et se rejoignent. D’abord, tout simplement, car il s’agit du même univers et qu’on prend un plaisir évident à retrouver le ton si particulier de Gilligan dans les péripéties et la construction de l’action. Ensuite, car Saul Goodman et Walter White suivent à première vue un parcours similaire ; les deux débutent l’intrigue en étant relativement bons avant de verser progressivement dans l'illégalité et tout ce qu’elle comporte d’actes immoraux et répréhensibles. Pourtant, si Walter White se transforme en véritable criminel, métamorphose qui touche sans doute son point le plus sombre dans l’épisode 8 de la saison 5 où notre cher Heisenberg coordonne le meurtre de huit détenus dans trois prisons différentes par “précaution”, Saul Goodman se rapproche davantage de la figure de l’escroc. En effet, tout au long de la série, Saul ne commettra jamais de meurtres et ne cédera jamais à la violence, pas même pour se défendre. Non, son truc à lui, c’est les combines, les mensonges et les arnaques. Ce changement dans le traitement du protagoniste explique sans doute qu’une petite partie du public trouve ce spin-off singulièrement en-dessous de la série-mère. L’ascension criminelle de Walter White s’accompagnait de morts, de trahisons et de scènes-chocs en pagaille, là où Better Call Saul se montre souvent plus subtile, plus discrète dans son génie, moins grandiloquente dans ses péripéties, mais pourtant tout aussi maîtrisée dans l’écriture de ses personnages.

Breaking Bad était la synthèse de la corruption du rêve américain et proposait une tragédie en bonne et due forme. Better Call Saul apparaît comme plus nuancé et s’interroge davantage sur la notion de justice et la frontière floue entre bien et mal. A quel moment Jimmy devient-il réellement Saul ? Les nombreux détours que le protagoniste se permet par rapport à la loi traduisent-ils vraiment une malveillance ancrée ? La série semble avancer l’idée que Saul a toujours été un escroc, qu’il s’agit de sa nature profonde, mais que c’est néanmoins son environnement qui conditionne la transition entre arnaqueur à la petite semaine et associé de grands criminels. Lorsqu’il entre en contact avec des gens dangereux, les petits tours de passe-passe de Saul prennent une dimension monstrueuse et inarrêtable.

Pourtant, Saul, comme Walter White d’ailleurs, possède toutes les cartes en main pour s’extirper de son destin. Par exemple, toute la saison 2 articule une intrigue où Saul voit ses talents d’avocat être finalement reconnu et obtient un travail honorable dans un grand cabinet. Après une première saison à enchaîner les difficultés, c’est théoriquement l’objectif absolu qui vient d’être accompli pour le personnage. Pourtant, très vite, la routine quotidienne de ce job sans tension va écraser Saul, dont les pulsions profondes pour l’arnaque et la manipulation ne vont pas tarder à resurgir. Cette inadéquation entre lui et son travail va se manifester très tôt dans la saison, à travers une série de petites métaphores dont Gilligan et Gould ont le secret. Par exemple, lors de son premier jour au cabinet, Saul trouve un mystérieux interrupteur sur lequel il est écrit “surtout, ne pas toucher!!”. Evidemment, il appuie directement dessus, sauf que l’interrupteur ne provoque pratiquement rien. Saul revient à son bureau, déçu. Cette minuscule séquence donne déjà les clés de toute cette intrigue ; l’appétence pour la transgression de Saul ne sera jamais assouvie dans ce travail et il va devoir trouver d’autres voies pour se libérer de ses pulsions d’escroc. La série est remplie à ras-bord de ce genre de petits détails signifiants, qui en disent finalement beaucoup plus sur les protagonistes qu’un long dialogue.

D’ailleurs, les arnaques et les mensonges du héros se révèlent être un véritable moteur narratif de la série. Les personnages écrits par Gilligan et Gould recèlent toujours en eux une ingéniosité quasi divine, comme si la méticulosité des showrunners se retrouvaient dans l’attitude rigoureuse des personnages. Avec Saul Goodman, les situations rocambolesques et les stratagèmes foireux atteignent un rare niveau d'inventivité. Que Saul réalise une fausse vidéo compromettante où un escroc simule un fétichisme pour les tartes ou qu’il élabore un tortueux scénario pour faire croire à l’addiction à la coke d’un grand avocat, les scénaristes font feu de tout bois pour assurer un show jubilatoire et malin, toujours capable de repousser les limites du film d’arnaque. Découvrir quelle sera la nouvelle manipulation de Saul ou la prochaine astuce de Mike - lui aussi d’une grande minutie - participe grandement au charme d’une série où le spectateur peut accorder toute sa confiance dans la créativité des scénaristes.

Si Saul doit beaucoup à la prestation de Bob Odenkirk, celui-ci ne serait rien si les personnages qui gravitaient autour de lui n’étaient pas au moins aussi intéressants. Ainsi, Chuck McGill, le frère de Saul, est l’antagoniste parfait des premières saisons. Droit dans ses bottes, consciencieux à l’excès, exigeant, Chuck McGill est l’opposé total de la nature roublarde de Saul Goodman. La relation qui les relie est ainsi forcément passionnante, les deux frères étant mûs par autant d’amour que de jalousie l’un envers l’autre. Pour représenter ce conflit, les créateurs déploient ainsi des trésors de caractérisation. On peut par exemple citer cette très belle scène où Chuck joue du piano avec passion avant d’être interrompu par un ami, qui lui annonce que Saul vient d’être engagé dans un grand cabinet d’avocats. Chuck fait mine d’être heureux pour son frère puis se réinstalle devant son instrument. Sauf que là, il reste étrangement immobile, soudainement incapable de jouer quoique ce soit, infiniment troublé par la réussite impromptue de sa crapule de frère. Comme tous les personnages de la série, Chuck est travaillé en nuances de gris et on sera tour à tour ému et révolté par les agissements du personnage.

Au-delà de Chuck, dont les rapports tumultueux ont un rôle essentiel dans la chute du protagoniste, il faut également parler du personnage de Kim Wexler. La relation qui la lie à Saul fonctionne comme l'antithèse de celle qu'entretenaient Walt et Skyler dans Breaking Bad. Ici, malgré les arnaques et les crimes, l’amour entre les deux ne faiblit jamais, bien au contraire. Ensemble, ils forment un couple passionné mais incontrôlable, chacun brisant tour à tour les gardes-fous de l’autre pour inéluctablement sombrer. Leur relation est au centre de l’équation de Better Call Saul et apporte beaucoup de cœur à la série. Bien loin des manipulations, de la tension ou de la violence, c’est le lien si fort qui unit Kim et Saul qui font de Better Call Saul une série finalement plus émouvante, voire optimiste, que Breaking Bad.

Le parcours de Saul Goodman mis à part, il faut préciser que Better Call Saul s’intéresse également aux origines de Mike Ehrmantraut et de Gus Fring, deux personnages emblématiques de Breaking Bad. Si le premier est intégré dès la première saison, il faudra attendre le début de la troisième pour voir débarquer Fring. Évidemment, les thématiques de la série y sont prolongées et la destinée de Mike, qui passe d’ancien flic à homme de main sans pitié, agit comme miroir de celle de Saul et de Walter. Pourtant, avec cette intrigue plus orientée “gangster”, la série s’éloigne un peu de la destinée de Saul et s’intéresse davantage à combler les zones d’ombre qui existaient dans Breaking Bad. Plus qu’un spin-off, le show s’épanouit ici donc comme une véritable préquelle à la série-mère. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les auteurs ont vu les choses en grand. Certes, on pourrait arguer que toute cette partie, plus tendue, plus violente, finalement plus “Breaking Bad”, n’a peut-être pas tout à fait sa place aux côtés des oscillations intimes de Saul Goodman, surtout que les deux intrigues ne convergent qu’en de rares occasions - du moins au début. On a donc parfois un peu l’impression de voir deux séries en une, ce qui pourrait frustrer une partie du public. Il faut cependant souligner que les deux lignes narratives vont s'entremêler de plus en plus, jusqu’à une collision passionnante des deux mondes lors de la saison 5. De plus, cette intrigue est également l’occasion de retrouver toute la maîtrise de Gilligan et Gould dans l’élaboration de la tension.

Nous l’avons déjà dit, les auteurs ont un style fascinant. Sans forcément tomber dans le post-modernisme d’un Tarantino, le style de Better Call Saul a toujours ce petit quelque chose de légèrement décalé qui apporte beaucoup de saveur aux péripéties. Ici, on parle d’un univers où les vendeurs d’aspirateurs peuvent faire disparaître les gens, où le cabinet d’un vétérinaire sert de point de contact avec une ribambelle de criminels, où le gérant d’une société de fast-food s’avère être un baron de la drogue locale, où un vieillard de 75 ans est le tueur le plus implacable de la région. Pris séparément, les éléments sont pourtant essorés ; drogues, manipulations, trahisons, meurtres, double-vie. Pourtant, lorsque Gould et Gilligan s’en emparent, c’est pour offrir quelque chose de différent, de plus imprévisible, de plus stimulant. Il y a un plaisir indéniable à voir progresser ces intrigues avec ce ton si savoureux et insaisissable. Par exemple, on peut citer ce délicieux gimmick, repris de Breaking Bad, de débuter l’épisode par une séquence absurde et incompréhensible, avant que celle-ci ne prenne finalement sens dans le contexte de l’épisode. Un bout de verre noyé sous la pluie, une glace à la merci des fourmis, etc. Tous ces objets sur lesquels s’ouvrent les épisodes apparaissent comme des motifs qui balisent en permanence la tragédie des personnages. Bref, Better Call Saul a beau nous parler de cartels, de drogues, de justice, la série le fait comme personne et garde quelque chose de merveilleusement singulier dans sa philosophie de l’action.

Cependant, tout ce segment autour du cartel et de la montée en puissance de Gus Fring ne serait rien sans un bon adversaire. Et là, il est impossible de ne pas toucher quelques mots sur Lalo Salamanca, antagoniste incroyablement charismatique introduit dans la saison 4. Le personnage joue sur un double-régime constant, conjuguant une attitude relax et franchement sympathique, avec un sentiment de dangerosité permanent. Lalo est drôle, Lalo est malin, Lalo cuisine de merveilleux fajitas, Lalo ne dort que deux heures par nuit. Et Lalo ne lâche jamais l’affaire. Son arrivée, en fin de saison 4 dynamite littéralement les enjeux et amène une saison 5 qui fait définitivement passer la série dans la cour des grands. Avec l'imprévisibilité de Lalo, c’est tout un show qui bascule dans la violence. Son personnage est donc un antagoniste à la hauteur de Gus Fring - déjà un immense adversaire dans Breaking Bad - et permet à la série de conserver des enjeux, quand bien même l’issue de l’affrontement est connue d'avance.

D’ailleurs, au petit jeu du préquel, il faut reconnaître que les auteurs ne se sont jamais perdus et que leur univers demeure d’une cohérence à toute épreuve. Les très nombreux ajouts apportés à la mythologie dans Better Call Saul s’accordent toujours avec une grande finesse avec la série-mère et je suis certain qu’un visionnage consécutif des deux œuvres seraient très enrichissant tant tout est réfléchi avec acuité. Les auteurs connaissent et maîtrisent leur univers sur le bout des doigts et cela se sent - voir les nombreux caméos, souvent justifiés et bien intégrés au tout.

Parmi les nombreux ajouts, je me dois d’aborder l’intrigue de Mike lors de la saison 4. Nouvel allié de Gus, celui-ci se voit assigné comme mission de superviser la construction d’un laboratoire de méthamphétamine clandestin - qui aura une importance capitale dans Breaking Bad. Pour ce faire, une dizaine d’ingénieurs allemands ont été engagés avec des précautions extrêmes - ils ne savent pas où ils sont et ne peuvent pas sortir du sous-sol. La gestion de cette petite communauté propose une intrigue très originale et la relation amicale qui va se nouer entre Mike et Werner, le meneur de la petite troupe, apporte une dimension émotionnelle qui manquait jusqu’ici au personnage. Voir le taciturne et monolithique Mike s’attacher à quelqu’un dans le contexte le plus violent de la série apparaît comme une étrange lueur d’espoir, quand bien même on sent qu’elle ne durera pas. Car s’il y a bien une chose que Breaking Bad et Better Call Saul nous ont appris, c’est que l’on n'échappe pas aux conséquences de nos actes. Là où beaucoup de séries ont tendance à trop segmenter leurs différents arcs, ici rien n’est laissé au hasard et les scénaristes s’appuient perpétuellement sur le passé pour redéfinir les enjeux actuels. Ainsi, le récit ne finit jamais de rechercher des éléments des précédentes saisons pour entraver la route des protagonistes. Chaque meurtre collatéral, chaque incartade à la loi, est susceptible de revenir à un moment ou un autre pour mettre à mal un personnage, ce qui renforce la cohérence de l’univers et contribue à la mécanique tragique.

Enfin, alors que la série s’est terminée il y a quelques semaines, il faut tout de même revenir sur le final. Comme Breaking Bad, la série choisit de conclure la plupart de ces intrigues dans un feu d’artifice de tension et de violence avant qu’une importante ellipse vienne segmenter le récit, jusqu’à offrir des derniers épisodes sous forme d’épilogues tardifs. En ce sens, la fin de Breaking Bad fait figure de perfection absolue, et le dernier épisode s’imposait comme un des meilleurs ; mélancolique, malin, émouvant, programmatique, libérateur. En ce qui concerne, Better Call Saul, j’avoue être un poil plus mitigé, quand bien même la conclusion en elle-même demeure amplement satisfaisante. Le choix d’étaler cet épilogue en quatre épisodes m’a paru superflu et dilue ce qui faisait à mon sens le charme du final de Breaking Bad. Je pense qu’il aurait été pertinent de compiler les trois épisodes qui précèdent le final en un seul, histoire d’éviter de jouer les prolongations. Cette petite réserve mise à part, il faut tout de même reconnaître l’audace des auteurs qui proposent ici une fin anti-climatique à souhait. En asséchant volontairement toutes les intrigues - la fin se déroulant après Breaking Bad, presque tous les personnages sont morts ! - le récit se recentre sur la psychologie de Saul et prend la forme d’une relecture resserrée et humaniste du film noir. Dans cette optique, on saluera particulièrement l’ultime épisode centré sur les regrets du protagoniste. Cet ultime segment diffuse une douce nostalgie et nous renvoie subitement au temps d’avant ; lorsqu’on aimait notre frère, lorsqu’on fumait une cigarette avec celle qu’on aimait, lorsqu’on avait encore la vie devant soi, avant que nos choix nous rattrapent et nous emmènent définitivement vers la mauvaise route.

Prions désormais pour que Gilligan et Gould laissent cet univers en paix. Si Breaking Bad et Better Call Saul se sont montrées fascinantes, le long-métrage El Camino affichait déjà une certaine inutilité, à défaut d’être réellement un ratage. L’univers est désormais clôt et on espère que les showrunners iront transcender d'autres horizons. So long, my Saul.

Newt_
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le 26 déc. 2022

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