Breaking Bad
8.6
Breaking Bad

Série AMC (2008)

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Ceci est moins une critique qu'une longue analyse, bavarde (à risque d'être barbante), de ce qui reste à mes yeux comme la meilleure série jamais diffusée. J'ai d'ailleurs profité du confinement pour la revoir et la ré-interpréter à ma façon. Très loin d'être exhaustif, je propose ici ma propre lecture de Breaking Bad et essaie d'y aborder les aspects qui me semblent les plus passionnants. Il va de soit qu'on ne peut faire d'analyse sans se permettre de spoiler l'intrigue qu'on commente et je déconseille donc à quiconque n'a pas encore vu la série, de se gâcher la découverte d'une telle oeuvre en lisant ce qui suit.


WALTER WHITE, PROF DE CHIMIE...


A 50 ans, Walter White apprend qu'il a un cancer inopérable du poumon et qu'il lui reste seulement quelques mois à vivre. Ce père de famille sans histoire, enseignant la chimie au secondaire, ne peut alors se résoudre à en parler à ses proches. Plus que la perspective de mourir bientôt, il s'inquiète surtout de quitter ce monde sans assurer à sa famille une certaine sécurité financière. A l'occasion d'un échange avec son beau-frère, agent de la DEA, Walter réalise à quel point le commerce de la drogue rapporte aux trafiquants. Il a alors l'idée saugrenue d'utiliser ses compétences de chimiste pour fabriquer de la métamphétamine et se rapproche d'un de ses anciens élèves devenu dealer pour lui proposer un partenariat. Cet enseignant surqualifié à la vie bien ennuyeuse va dès lors basculer dans le milieu impitoyable de la criminalité et s'y faire progressivement un nom : Heisenberg.


... ET SCARFACE MODERNE


C'est au cours des années 2000, en pleine réinvention des fictions télévisuelles, que le producteur et scénariste Vince Gilligan cherche à lancer sa propre série télévisée. Grand admirateur du film Scarface, ce téléaste de talent, transfuge de la série X-Files (il écrivit et produisit plusieurs épisodes de la série de Chris Carter), nourrit alors l'idée de développer une histoire s'inspirant de l'ascension et de la chute de Tony Montana. Hors de question cependant de céder à la facilité d'une énième intrigue de gangsters et de mafia, il s'agira alors pour lui de partir d'un postulat plus original à l'aune duquel il pourra ensuite imaginer une intrigue d'ascension criminelle. Gilligan a alors l'idée géniale de faire de son protagoniste un simple quidam à la vie bien rangée, poussé par la force des choses à se lancer dans le trafique de drogue. Le postulat semble assez casse-gueule : tout aussi originale puisse-elle être, l'idée d'un monsieur-tout-le-monde se transformant en baron de la drogue doit se baser sur un contexte suffisamment crédible pour emporter l'adhésion du public. Mais elle présente aussi des perspectives narratives passionnantes permettant à son auteur de développer une authentique étude de caractère et de métamorphose morale, et ouvrant sur le traitement de plusieurs thématiques (la famille, la blessure narcissique, la cupidité, la soif de pouvoir, l'appréhension de la mort, le mensonge, la trahison, la dépendance affective et toxicologique, la loyauté, la vengeance...). Pour faciliter les choses, le protagoniste sera un génie de la chimie procrastinant dans un boulot ingrat d'enseignant de secondaire. Et le catalyseur sera le sujet délicat de la maladie et de l'appréhension de la mort. Breaking Bad était né.


L'HOMME REVOLTE


On sait aujourd'hui quel succès cette série rencontra durant sa diffusion. En seulement cinq saisons parfaitement écrites et développées, Breaking Bad a rapidement conquis les spectateurs et acquis un statut de série culte. Une réussite qui s'explique avant tout à la puissance du concept développé par Gilligan : utiliser le processus de narration télévisuel pour suivre et expliquer la métamorphose morale et psychologique de son protagoniste. Breaking Bad est en cela la première fiction de l'histoire télévisuelle à voir son héros devenir progressivement l'antagoniste de l'histoire. Jamais jusqu'alors une série télé n'avait poussé aussi loin la portraiture psychologique de son personnage principal, jamais aucune ne s'était autant intéressée à voir son héros changer de la sorte. Et c'est là tout le génie de la série : on s'attache rapidement à Walter White car il est un référent auquel on peut aisément s'identifier. Il est un citoyen lambda qui décide du jour au lendemain de se révolter face à l'insignifiance de sa vie et l'absurdité de la mort.


Pourtant Gilligan n'en fait jamais un personnage facile à cerner, et ce même dans le premier épisode : quand on lui annonce son cancer, Walter ne réagit pas et semble inexplicablement résigné à son sort. Comme si son existence était pour lui un fardeau dont il attend d'être libéré. Prisonnier d'un quotidien trop tranquille qui ne lui procure aucun plaisir, ce professeur de chimie semble littéralement attendre la mort. Sa seule crainte est au départ toute légitime et le renvoie à ses obligations de chef de famille : penser à ceux qu'il aime et à l'importance de leur assurer une sécurité financière. Il se lance alors dans ce qu'il sait faire de mieux (la composition chimique), en empruntant la voie la plus critiquable mais aussi la plus rapide et lucrative (le trafic de drogue). Mais cette peur de laisser sa famille dans le besoin deviendra rapidement une excuse pour lui permettre de persévérer dans une voie criminelle qui apportera à sa vie tout ce qui lui manquait jusqu'alors : le danger bien réel y côtoie le gout du risque et de l'argent facile et l'ambition grandissante supplante la monotonie d'une existence dénuée de sens. Son dialogue avec un psy (au début de la saison 2) ne fera que confirmer l'idée que ce "héros" cherche à tout prix à s'échapper d'une vie trop tranquille qui ne lui convient plus.


Walter White devient alors la parfaite représentation de l'homme révolté décrit par Albert Camus dans son ouvrage éponyme, il est celui qui se rebelle devant le déterminisme et l'absurdité de sa condition, et trouve par ses propres moyens (légaux ou non) sa meilleure raison d'avancer. Toute l'intrigue de Breaking Bad tourne autour de ça : les notions de "réveil" et de "révolte". Quand Jesse Pinkman lui demande (dans le premier épisode) ce qui le pousse à s'engager dans la voie de la criminalité, Walter lui répond simplement, avec un léger sourire : "I'm awake". Démissionnaire dès le premier épisode, Walter White est un homme qui n'a jamais réellement trouvé sa place. Il est de ces individus qui se sont toujours contentés de rentrer dans les cases par peur de prendre le moindre risque et qui, arrivés au soir de leur vie, réalisent qu'ils n'ont jamais vraiment vécu. D'où la nécessité pour lui de changer, ou plutôt de se réveiller. Il le dira d'ailleurs lui-même :
"J'ai passé toute ma vie à avoir peur. Effrayé par des choses qui pourraient arriver, devaient arriver ou ne pas arriver. J'ai vécu 50 ans comme ça. A n'en pas dormir et à rester éveillé à 3 heures du matin. Mais vous savez quoi ? Depuis qu'on m'a diagnostiqué cette maladie, je dors bien. Je viens de réaliser que c'est cette peur qui est pire que tout, c'est ça le véritable ennemi. Alors je me suis dit : debout, sors, affronte le monde réel et cogne ce bâtard aussi fort que tu le peux, droit dans les dents."


Mais la lente évolution de Walter dans la série révélera une complexité plus discutable encore que la simple métamorphose, à mesure qu'il choisira de mentir, de tuer, d'empoisonner, de laisser mourir, de manipuler ou de trahir. En ce sens, il n'est pas interdit de penser que, plus que de vivre une évolution psychologique au fil des épisodes, Walter se découvre en fait tel qu'il est réellement, à travers différentes situations qu'il n'aurait jamais pu vivre s'il avait choisi de rester l'homme passif et résigné qu'il semble avoir toujours été jusque là. Breaking Bad offre ainsi deux niveaux de lectures possibles pour interpréter l'évolution morale de son protagoniste. Il s'agit soit de l'idée de la simple transformation d'un homme bon devenant foncièrement mauvais, soit (et c'est là que le sujet devient plus passionnant encore) de la révélation d'une personnalité dont les vices et les zones d'ombre (le mensonge, la cupidité), n'avaient jusqu'alors jamais pu se manifester. Il est ainsi plus intéressant et judicieux de voir en Walter White, un homme qui découvre, par la voie du crime, tout ce dont il est capable, toute la cruauté qui sommeille en lui, et en use pour obtenir ce à quoi il a toujours aspiré : la reconnaissance (ici, criminelle, bien évidemment). Une reconnaissance tardive et qui semble lui manquer depuis toujours (voir la scène de l'anniversaire dans le premier épisode où il semble ne pas trouver sa place à sa propre fête).


L'HOMME-POULET, UN ANTAGONISTE REVELATEUR


On peut prendre la pleine mesure de la blessure narcissique de Walter et de son besoin de reconnaissance à travers l'antagonisme qui l'oppose à Gustavo Fring. Ce dernier personnage permet en fait aux scénaristes de pousser plus loin la psychologie malsaine de Walter tout en établissant un parallèle entre les trajectoires des deux personnages. Lorsqu'il rencontre Gus et qu'il commence à travailler pour lui, Walter semble éprouver un profond respect pour Fring et adopte une attitude assez déférente et craintive, voire carrément soumise. Travailler pour Gus est pour lui l'aboutissement de ce qu'il cherchait depuis le début de la série : gagner suffisamment d'argent pour assurer l'avenir de sa famille tout en "cuisinant" dans des conditions parfaitement pensées et encadrées. Walter semble alors se contenter de ce rôle de simple "salarié" et ne remet plus rien en cause. Fring est alors le roi et son règne est incontestable.


Pourtant un élément a priori absurde viendra annoncer le conflit à venir. L'épisode cultissime de la mouche (réalisé par Rian Johnson), aussi drôle puisse-t-il être, révèle alors le principal problème de Walter : tout est si parfait à ce moment-là qu'il ne peut s'empêcher de chercher un problème susceptible de dégénérer en conflit (avec la mouche, puis plus sérieusement avec Gus). Pendant ce temps-là, Jesse lui, ne se satisfait pas de ce simple rôle de salarié. Sa soif de justice devant la mort d'un enfant le pousse à vouloir commettre l'irréparable. Le conflit avec Gus Fring débute alors à cause de la loyauté de Walter envers Jesse et son besoin de préserver le jeune homme d'une voie destructrice qu'il a lui-même déjà emprunté (le meurtre). L'ironie étant que par la suite, Walter redoublera de machiavélisme pour manipuler Jesse à ses fins (le meurtre de Gale, l'empoisonnement du petit Brock) et élaborer un stratagème pour atteindre l'inaccessible Gus.


Le principal intérêt de l'antagonisme opposant Walter White à Gus Fring vient du fait que ce dernier se présente comme un véritable défi psychologique et intellectuel pour Walter. Véritable génie du crime, Gus Fring se pose à contre-sens de la vision archétypale qu'on se fait d'un trafiquant de drogue. Se présentant de prime abord comme un sympathique manager de fast-food (voir sa première apparition), Fring est en fait un homme d'affaires aussi méticuleux que redoutable, et dont le flegme inquiétant nourrit une grande part de mystère. Mais sa présence dans l'intrigue sert aussi à nourrir la trajectoire de Walter dont il semble d'ailleurs être pour ce dernier un modèle évident de réussite (il incarne à lui-seul tout ce que Walter voudrait être). Sauf que les deux personnages sont très différents. Là où Walter se révèle être impatient, colérique et cupide, Gus Fring nous est présenté comme un personnage infiniment prévoyant et machiavélique, qui semble ne jamais perdre le contrôle de sa vie et de ses affaires, et qui garde dans ses stratégies toujours une longueur d'avance sur ses adversaires. Il faut ainsi le voir éradiquer quasiment à lui seul tous les principaux chefs du cartel, avec pour seul renfort un homme de main désarmé et une bouteille d'alcool empoisonnée. L'assurance et le charisme tranquille que dégage alors Giancarlo Esposito tend à imposer son personnage comme un des bad guys les plus mémorables que nous ait offert la culture populaire. Mais aussi un des plus imprévisibles. La scène du cutter, où il choisit de sacrifier un de ses hommes, devenu gênant, plutôt que Walt et Jesse, démontre toute l'ambivalence d'un "méchant" hors-norme, capable de tuer pour se couvrir, mais aussi adresser la plus terrifiante des menaces à son adversaire (en d'autres termes, Gus signifie à Walt que s'il est capable de tuer ainsi un de ses hommes, il en fera autant avec lui ou Jesse quand ceux-ci lui seront devenus inutiles).


On sait très peu de choses sur Gustavo Fring, si ce n'est qu'il est motivé par la vengeance (son seul talon d'Achille, que Walter exploitera à merveille) et qu'il est de toute évidence père de famille (bien qu'on ne voit jamais sa famille, à peine entrevoit-on chez lui des jouets d'enfants). Bref, il est celui qui a réussi là où Walter semble échouer, il arrive à mener une double vie sans attirer les soupçons et règne en maître à la tête d'un réseau criminel de grande ampleur. C'est finalement toute la réussite de Gus Fring, et sa suprématie incontestable, qui provoqueront la seconde révolte de Walter. Humilié par les différents procédés qu'utilise Gus pour le contrôler après leur premier conflit (le cutter), et se sachant en danger dès lors que Gale est rappelé pour l'assister (et l'espionner), Walter fera alors tout pour convaincre Jesse (lui-même instrumentalisé par Fring) de l'aider à éliminer leur employeur. La manipulation du jeune homme sera l'ultime alternative de Walter et témoignera finalement de toute sa déchéance morale quand il décidera d'empoisonner un enfant pour arriver à ses fins. Dénué du moindre scrupule, Walter White se révèle ainsi plus retors encore (et peut-être moins humain) que son employeur (qui semble d'ailleurs s'indigner quand Jesse l'accuse d'infanticide) et trouve finalement la faille de ce dernier, en se servant de la soif de vengeance d'Hector Salamanca pour l'atteindre.


Le parallèle entre les deux personnages ne s'arrêtera pas là mais survolera l'essentiel de la saison 5 qui verra Walter régner à la place du roi avant de chuter de son piédestal. Il y a une scène en particulier dans cette dernière saison qui souligne cette comparaison. Lorsque Walter assistera à l'exécution d'un de ses proches dans le désert, il s'effondrera, en larmes, le visage contre le sol. Le réalisateur filme alors la séquence de manière à établir un parallèle avec celle où Gus Fring assistait au meurtre de son frère et s'effondrait en pleurs au bord d'une piscine. Filmé légèrement au ralenti et dans la même posture, Fring y affichait alors le même visage douloureux que celui de Walter. Une autre manière pour les créateurs de la série de renforcer le parallèle entre les deux personnages, que l'on peut voir l'un et l'autre comme les deux principaux antagonistes de la série.


Mr PINK and Mr WHITE


A ce stade, il est inévitable de souligner la place importante qu'occupe le second protagoniste de la série, Jesse Pinkman. Jeune homme à la vie dissolue et en bute au système, trempant dans des petites combines de revendeur de came, ce jeune vingtenaire nous est présenté dès le début comme celui par qui arrivera toutes les emmerdes. Un véritable boulet, semblable à bon nombre d'autres personnages du genre (), et que White s'évertuera malgré tout à canaliser. Renié par ses parents, Pinkman est un jeune streeter en déshérence et dénué de modèle, l'archétype du petit junkie auquel on ne peut décidément pas se fier. Ce sera d'ailleurs comme ça qu'il sera vu par l'essentiel des personnages (Skyler, Hank, le père de Jane) et même les différents trafiquants (Tucco, Gus Fring) auxquels il aura à faire. C'est peut-être même de là que viendra l'attachement si particulier qui le reliera à Walter, ce dernier étant le seul (avec Mike Ermanhtraut, autre modèle "paternel" de Jesse) à lui accorder sa confiance.


Ce qui participe alors à faire toute la force de la série, c'est l'ambiguïté de la relation liant les deux personnages. Outre leurs multiples maladresses et les nombreux pétrins (parfois hilarants) dans lesquels ils se mettent, ce qui frappe avant tout dans la trajectoire de Walter et Jesse, c'est leur incapacité manifeste de s'entendre. Au départ, on ne peut que douter de la sympathie que les deux personnages peuvent avoir l'un pour l'autre. Ils s'engueulent tout le temps, se battent et s'insultent mais continuent malgré tout à collaborer. S'il le garde longtemps à distance de sa famille et le rejette violemment quand Jesse lui demande de l'aide, Walter finit tout de même par manifester un attachement véritable pour le jeune homme et en vient à se sentir responsable de lui (à partir de la scène où Jesse l'engueule dans la chambre d'hopital, après son agression par Hank). Dans l'épisode 12 de la seconde saison 2, le parallèle établi entre Walter et Donald Margolis, ne permet plus aucune ambiguïté, Walter se soucie vraiment de Jesse et ce, presque comme un père pour son fils.


Plus tard, la confrontation avec Gus Fring révélera toute la loyauté que Walter et Jesse ont l'un pour l'autre. Quand Walter décidera de prendre sur lui de tuer les deux dealers employés par Fring, Jesse lui, exécutera Gale un peu plus tard pour garantir la sécurité de son associé. Conscient du lien inconditionnel qui les unit et ne pouvant se débarrasser ni de l'un ni de l'autre, Fring redoublera alors d'ingéniosité pour les diviser et accordera plus de reconnaissance à Jesse dans son organisation (son travail avec Mike, son rôle dans la destruction du cartel) afin de susciter l'incompréhension et la jalousie de Walter (contraint de travailler sous surveillance dans le labo). En prenant la pleine mesure du machiavélisme de Fring pour éloigner Jesse de son influence, Walter n'aura d'autre choix que de se montrer plus rusé encore en sacrifiant alors ses derniers restes de moralité lorsqu'il empoisonnera le petit Brock pour manipuler les sentiments de son jeune associé.


La saison 5 démarre alors sur l'entente temporaire des deux personnages et la pleine émancipation de Jesse (qui ne sait alors pas ce que Walter a fait). Plus ingénieux et sûr de lui, Jesse se pose définitivement comme le personnage le plus moral de la série lorsqu'il s'oppose à Walter suite au meurtre de l'enfant à vélo. Il trouve alors en Todd (le meurtrier de l'enfant et plus tard de son ex-compagne), l'expression détestable de tout ce qu'il aurait pu devenir : un jeune homme naïf et malléable, et un meurtrier dénué du moindre sens moral. Un complice idéal pour les exactions de Walter et ironiquement, celui qui les sauvera tous les deux, lors de la fusillade dans le désert.


L'INNOCENCE SACRIFIEE


Le meurtre "surprise" de l'enfant à vélo commis par Todd est en ce sens, particulièrement symptomatique d'une série dont l'intrigue revient souvent sur la figure de "l'innocence sacrifiée." Véritable enjeu moral, l'enfant dans Breaking Bad devient le parfait moyen d'évaluer la déchéance morale de Walter et des autres protagonistes. Le premier enfant à apparaître dans la série est celui que trouve Jesse dans la maison délabrée du couple de junkies, un petit garçon mutique et livré à lui-même que Jesse arrive à sauver de la négligence criminelle de ses parents. Plus tard, c'est le petit Brock qui sera sans arrêt visé par Walter et Todd pour exercer une influence sur le jeune homme. Cette récurrence devient alors le parfait moyen de mesurer l'humanité de Jesse Pinkman, un jeune homme élevé puis rejeté par une famille aux valeurs rigides. Particulièrement sensible à la notion d'injustice, Jesse ne supporte ainsi pas que l'on touche à un enfant et le révélera pleinement lorsqu'il apprendra le meurtre du jeune frère de sa copine. Plus tard, c'est en croyant Fring capable d'infanticide qu'il décidera d'aider Walter à l'éliminer, sans se douter que c'est précisément Walter qui a empoisonné le petit Brock. Là où la déchéance morale de Walter devient de plus en plus évidente au fur et à mesure des saisons, l'humanité de Jesse Pinkman elle, s'affirme de manière évidente. L'ironie étant que le personnage en deviendra lui-même une victime de Walter quand il se verra "sacrifié" à la fin de la série et livré au gang de Welker.


L'innocence sacrifiée est aussi à chercher du côté de la famille de Walter. Celui-ci n'a d'ailleurs jamais vraiment eu de scrupule à mentir à ses proches et même à les manipuler. Lorsque la vérité éclate aux yeux de son fils Junior, ce dernier se refuse un temps à croire ce que l'on raconte sur son père et cherche à tout prix à le voir. C'est toute l'admiration d'un fils pour son plus précieux modèle qui s'effondre alors et laisse la place au ressentiment et à l'hostilité affective. D'autant plus qu'il considère ensuite Walter comme responsable de la mort de son oncle, un autre référent affectif auquel il était très attaché. Conscient qu'il vient alors de perdre non seulement sa femme mais aussi son fils, Walter réagit alors de la manière la plus égoïste qui soit, en kidnappant sa propre fille de manière à ne pas tout perdre. La petite Holly devient alors elle aussi, un exemple d'innocence sacrifiée.


UNE PELUCHE DANS LA PISCINE


On touche alors à un autre élément important de la trajectoire de Walter White : les retombées dramatiques induites par ses actes. La capacité de destruction du personnage, qu'elle soit consciente ou non de sa part, est assez hallucinante. Plusieurs de ses choix entraînent un certain nombre de victimes collatérales. Ceci est d'ailleurs symbolisé dès le début de la seconde saison par l'image inquiétante d'une peluche carbonisée flottant dans la piscine de Walter. La peluche étant un objet dédié à l'enfance, elle offre ici une vision dérangeante, évoquant par son aspect abîmé le sacrifice de l'innocence.


Vince Gilligan emploie là un procédé narratif dont il ne cessera ensuite de recycler l'efficacité : provoquer la curiosité du spectateur en annonçant la suite de l'intrigue par des flash-forwards révélant des éléments totalement saugrenus (la peluche, le dentier de Tuco dans la rivière) et dont on ignore le rapport avec l'intrigue. En l'occurrence, cette simple peluche défigurée symbolise les futures victimes collatérales de la trajectoire criminelle de Walter (Jane Margolis et son père, les passagers de l'avion, le petit Brock, le gosse à vélo, Beneke, Hector, et même sa propre famille). L'épisode L'effet papillon concluant la saison 2 est en cela des plus explicites, puisqu'on y découvre les débris d'un avion dans le jardin des White. Par la suite, Walter se rendra compte que c'est à cause d'une erreur du père de Jane (un aiguilleur du ciel), alors tourmenté par le deuil impossible de sa fille, que ces deux avions se sont percutés. Et donc que c'est indirectement de sa faute si tant de gens sont morts. La peluche carbonisée devient ainsi le symbole évident de la culpabilité de Walter et semble même annoncer, par son faciès défiguré, la mort prochaine d'un personnage essentiel des saisons 3 et 4 (Gus Fring, en mode Double Face), et que Walter vient justement de rencontrer au moment où cette peluche atterrit dans sa piscine.


Mais plus que d'annoncer le destin de Fring et ainsi de renvoyer à la notion de karma, cette peluche défigurée représente surtout les deux visages de Walter. Et le fait qu'elle soit tombée dans sa piscine n'a rien d'innocent. Symboliquement, cela signifie que la culpabilité de Walter le poursuit jusque dans la sécurité de son foyer et menace à tout moment d'y faire intrusion. Qu'il s'agisse de Tuco kidnappant Walter devant chez lui, de Victor et de Mike surveillant le domicile de Walter, des jumeaux Salamanca qui s'assoient dans la chambre conjugale en attendant leur victime, de Skyler trouvant des hommes cagoulés dans la chambre de leur bébé ou même de Jesse inondant la maison d'essence pour y foutre le feu, bon nombre de dangers semblent prêts à s'abattre à tout moment sur la maison de Walter et sur sa famille.


Quand Skyler découvre les activités criminelles de son mari, elle prend alors progressivement conscience du danger qu'il fait peser sur eux. S'ensuit un antagonisme conjugal dont elle ne sortira pas irréprochable, certains de ses agissements étant autant dictés par la peur que par l'appât du gain. Un temps séduite par l'enrichissement facile de son mari et la perspective d'un avenir sans encombres financières pour leurs enfants, la jeune femme devient ainsi d'elle-même la complice de Walter dès lors qu'elle l'aide à élaborer une stratégie pour blanchir leur argent. Mais à trop couvrir son mari, elle finit aussi par prendre la pleine mesure du danger qui les menace : celui-ci ne vient plus seulement de l'extérieur mais se trouve désormais aussi au sein-même de leur foyer, en la personne de son mari. Walter le lui dira lui-même lorsque, blessé dans son amour-propre, il lui lancera cette réplique d'anthologie "I'm not in danger, I am the danger". Entrevoyant alors la part d'ombre de son mari, Skyler réalisera avec horreur que Walter n'est pas seulement un simple fabriquant de drogue mais aussi un meurtrier, capable de toutes les ignominies. Le danger n'est alors plus seulement aux portes de la maison, il est aussi à l'intérieur.


L'OEIL DE LA CONSCIENCE


Entretemps, Walter retrouve par hasard l'oeil manquant de la peluche et le garde dans ses affaires. La mise en scène insistera régulièrement sur cet objet, le mettant en évidence dans des situations souvent reprochables au protagoniste. Ce seul élément suffira même à déranger Walter par ses apparitions persistantes, comme si l'oeil était l'équivalent d'un regard braqué sur lui. Il est alors intéressant de voir cet oeil comme une référence au poème La Conscience de Victor Hugo (dans La Légende des siècles) qui décrivait les tourments moraux du premier meurtrier de l'histoire, Caïn. Fuyant toute sa vie le souvenir de son crime et la colère de son dieu, le personnage n'arrivait jamais à se soustraire de la présence d'un oeil (dans le ciel), braqué sur lui et qui ne cessait jamais, où qu'il aille, de le regarder. L'oeil était alors le symbole de la conscience de Caïn, la seule chose qu'il ne pourrait jamais fuir. Et il y a tout lieu de croire que Gilligan ait voulu signifier la même chose en confrontant parfois Walter à la présence de cet oeil.


La différence étant que Walter arrive à vivre malgré sa culpabilité. Il suffit de voir le regard qu'il jette au petit Brock lorsque, invité chez Jesse, Walter observe l'enfant qu'il a empoisonné quelques épisodes plus tôt. Walt semble alors se questionner sur son absence de culpabilité. Là où un écorché vif comme Jesse Pinkman se révèle incapable de se libérer du poids de la conscience et cherche à tout prix une échapatoire à son sentiment de culpabilité (voir les mégateufs qu'il organise chez lui, ou quand il jette littéralement son argent par les fenêtres), Walter lui, s'accommode facilement du poids de ses actes. Non pas que ça ne l'affecte pas, loin de là (voir comment il réagit après la mort de Mike). Mais il privilégie son ambition au détriment de tout sens moral et se refuse à regarder le passé ou à considérer toutes les victimes qui jonchent son chemin. Les conflits futurs avec Skyler et Hank n'y changeront rien mais renforceront au contraire, sa détermination. Il faudra attendre que son propre fils découvre la vérité et le renie pour que Walter assume enfin pleinement ses actes.


LA MENACE DU BEAUF


Le sacré familial reste une notion importante dans la série. Hector Salamanca le dira lui-même lors d'une séquence particulièrement traumatisante : "La famille, c'est tout". Dès le début de l'intrigue, l'accent est mis sur la nécessité pour Walt de cacher ses activités criminelles aux yeux de ses proches, afin de préserver leur sécurité. Il tient surtout à ce que sa femme et son fils ne découvrent pas l'homme qu'il est en train de devenir et gardent l'image biaisée qu'ils ont de lui depuis toutes ces années. Ce qu'il redoute avant tout, c'est de perdre leur amour et c'est d'ailleurs ce qui se passera lorsque Skyler découvrira la vérité puis plus tard son fils, Junior.


L'enjeu est différent en ce qui concerne sa belle-soeur Marie et surtout son beau-frère Hank. Ce dernier étant un agent de la DEA, intègre et particulièrement pugnace, il est impératif pour Walter de ne surtout pas attirer ses soupçons. L'ironie étant que Hank semble pendant longtemps, incapable de soupçonner son beau-frère (malgré des coïncidences étranges), et de le voir autrement que comme un homme effacé à la vie bien rangée. Il fera même parfois de Walter son confident, sans s'imaginer le moins du monde que celui qu'il traque se trouve à ce moment-là devant lui. Déterminé à coincer ce fameux Heisenberg, jusqu'à sombrer dans l'obsession, Hank se trouve souvent dans la ligne de mire de criminels dont il ignore les véritables motifs. Il est ainsi coup sur coup manipulé (et sauvé) par Gus Fring puis protégé par Walter quand Fring considère Hank comme une menace.


Car on sent que Walter tient aussi à préserver Hank, malgré le danger qu'il incarne. Cet attachement parait cependant inexplicable, étant donné que Walter semble dès le premier épisode être agacé par le succès de Hank (héros de la DEA) et son attitude. Hank est en effet montré au début de la série comme le cliché du beauf fort en gueule et indélicat, un personnage fédérateur et amical à l'opposé de Walter. Une personnalité qui nous sera d'ailleurs montrée plus tard comme trompeuse, Hank essayant de faire bonne figure alors qu'il est de plus en plus sujet à de violentes crises d'angoisse à mesure qu'avance son enquête. Au cours de l'intrigue, Hank manifestera à plusieurs reprises envers son beau-frère une bienveillance aussi touchante qu'elle irritera Walter. Il suffit de voir la scène où, prenant tous les deux un apéro avec le fils de Walter, ce dernier se met en devoir de provoquer l'autorité de Hank en incitant son propre fils à boire plus que de raison. Il manipule son propre fils dans le seul but de provoquer un conflit avec son beau-frère. Attentif à la santé de son neveu, Hank tentera de raisonner Walter qui révélera alors toute la jalousie qu'il nourrit pour son beau-frère. Il s'en tirera plus tard en mettant tout sur le compte de ses ennuis de santé et sur l'alcool.


Malgré le fait qu'il semble parfois vouloir fuir sa famille, Walter ne renie jamais son importance. Les enjeux prendront plus d'une tournure dramatique lorsque Hank découvrira de la manière la plus simple qu'il soit la culpabilité potentielle de Walter. La vérité se révélera alors comme une évidence et plongera le policier dans un état de choc. Se sentant trahi et humilié par quelqu'un en qui il a toujours eu confiance, Hank devra choisir entre coffrer son beau-frère et démolir au passage sa réputation, ou fermer les yeux afin de préserver un simulacre d'unité familiale. La deuxième solution sera bien entendu impossible. Intègre et tout à fait conscient de la dangerosité de Walter, et qui plus est, encouragé par sa femme Marie, Hank redoublera d'effort pour le coincer, sans pour autant avertir sa hiérarchie. Il verra ça comme une vengeance et ce sera d'ailleurs sa grande erreur. La séquence dans le désert, aussi intense que poignante, révélera alors l'affection véritable de Walter pour Hank quand il tentera de sauver la vie de ce dernier d'une mort certaine.


LUNETTES NOIRES ET CHAPEAU


Il convient alors de distinguer les deux visages de Walter et de revenir sur l'importance de son alter-ego, le trafiquant Heisenberg. Quand il se lance sur la voie de la criminalité, Walter cherche un pseudonyme et opte pour Heisenberg en référence à un scientifique célèbre du 3ème Reich. Cet alias, qui ne répond au début qu'à un simple besoin d'anonymat du personnage, va devenir non seulement une véritable légende dans le milieu du crime mais va aussi influer sur la psychologie du personnage. Lorsqu'il porte son chapeau et ses lunettes noires, Walter devient Heisenberg, le trafiquant cruel et sans scrupules. Il est un espèce de double fantasmé, la conséquence d'une vie passée à rêver d'être quelqu'un d'autre. Et son nom commence alors à se faire connaitre dans la rue. La première confrontation explosive de Walter et de Tuco Salamanca peut ainsi se voir comme l'acte de naissance véritable de Heisenberg. Après avoir réussi son tour de force, Walter se réfugie dans sa voiture et pousse un cri de jubilation, nous laissant ressentir avec lui cette montée d'adrénaline et le plaisir qu'il a eu de s'imposer face à un caïd aussi dangereux que Tuco.


Pourtant Heisenberg semble disparaître un temps lorsque Walter commence à collaborer avec Gus Fring. Satisfait de la sécurité et de la rentabilité de son travail pour Gus, Walter se contente d'être un employé fiable et efficace. Il semble déterminé à conserver un statu quo que Jesse menace de briser par ses actes inconsidérés. Lorsqu'il empêche ce dernier de s'exposer et tue lui-même les deux dealers que le jeune homme visait, Walter redevient alors Heisenberg le meurtrier. Il retrouve son assurance et son arrogance et va, dès le lendemain, retrouver Gus et ses hommes dans le désert pour parlementer. Conscient de son importance et confiant en ses arguments, Walter s'explique avec Fring et arrive à le convaincre de continuer leur partenariat. Durant un temps...


Il est alors intéressant de constater que la double identité de Walter White répond alors parfaitement à celle de Gustavo Fring, le sympathique manager de fast-food et le trafiquant implacable. Après la mort de ce dernier, Walter tentera de lui succéder aux affaires en reprenant, non sans une certaine arrogance, l'alias de Heisenberg. La séquence où il parlemente dans le désert avec Declan n'est d'ailleurs pas culte pour rien, elle révèle toute l'assurance carnassière d'un criminel capable de désarmer par ses seuls arguments n'importe quel concurrent. Plus sûr de lui qu'il ne l'a jamais été, Walter en vient même à forcer Declan à prononcer son nom par cette formidable réplique : "Say my name".


Cette ascension criminelle sera pourtant de courte durée et il suffira qu'il "raccroche" pour que le passé le rattrape quand Hank découvrira à son tour la vérité. Une succession d'événements dramatiques s'abattront alors sur Walter, lui faisant perdre ses proches et l'obligeant à prendre la fuite. Plus tard, lors d'un flash-forward de mi-saison (épisode 9 saison 5, Le prix du sang), Walter pénètre dans son ancien pavillon. Désormais abandonné, l'endroit ressemble à un squat dont l'état lamentable et l'atmosphère de déréliction ne font que renvoyer à Walter toute l'étendue de son échec. Il découvre alors, tagué sur tout un pan de mur, le nom d'Heisenberg et reste un instant, là, immobile, à prendre tristement conscience qu'il a obtenu ce qu'il cherchait : la reconnaissance. Heisenberg est devenu une sorte de légende urbaine, aussi célèbre que le poison bleu qu'il a répandu à travers les rues. En contrepartie, Walter White, lui, a tout perdu.


UNE ECRITURE IRREPROCHABLE, DES SCENES CULTES


Ce qui fait toute la force de la série Breaking Bad, outre la métamorphose psychologique au centre de l'intrigue et le duo improbable Walt-Jesse, c'est le génie d'une intrigue parfaitement structurée, devenant de plus en plus accrocheuse au fil des épisodes. Le pouvoir d'addiction de cette série est simplement phénoménal et il est presque impensable de décrocher sans vouloir connaitre la fin de la série. Tout passe par une écriture au cordeau de chaque épisode, le soin particulier apporté au scénario se remarque jusque dans les nombreux flash-forwards qui trahissent l'avance que gardent les auteurs (Vince Gilligan, Gennifer Hutchison et Peter Gould) sur le spectateur. On est ici très loin de l'écriture improvisée, de ces feuilletons dont les intrigues à tiroirs sont imaginées au fur et à mesure des saisons par des scénaristes avançant à l'aveuglette sans savoir comment poursuivre et conclure leurs histoires (impossible de ne pas penser à Damon Lindelof et au syndrome Lost).
Dans Breaking Bad, tout est déjà pensé pour amener les personnages d'un point à l'autre et les scénaristes savent précisément où ils veulent emmener leur intrigue. Cette réussite passe aussi par la création et l'écriture de différents protagonistes servant tout autant l'histoire qu'ils ne sont que rarement traités en simple ressorts narratifs (exceptés les jumeaux Salamanca et les sous-fifres de Fring et de Welker) mais évoluent tous sensiblement au fil de la série. Des personnages comme Mike Ermanthraut, Saul Goodman, Ted Beneke, Jane Arcodis et Gustavo Fring ont tous assez de profondeur pour exister autrement que comme de simples faire-valoir à la trajectoire de Walt et Jesse.


Une autre chose qui fait toute la qualité de la série est sa propension à offrir des séquences aussi imprévisibles que parfaitement amenées. Breaking Bad déborde de scènes marquantes ayant toutes grandement participé à sa réputation d'exception télévisuelle. Il faut d'ailleurs voir comme chacune de ces scènes sont annoncées au détour d'un travail d'écriture qui se plait toujours à contourner les attentes du spectateur. Souvent même, ces séquences concluent un épisode en cliffhanger, abandonnant le spectateur à la cruauté d'un suspense intenable et l'envie irrépressible d'enquiller la suite sans attendre. De la première confrontation entre Walter et Tuco (This is not meth...) au carnage final dans le QG de Jack Welker, en passant par la fusillade du parking, la fameuse scène du cutter (aussi tendue que la scène de la torture dans Marathon Man), et l'empoisonnement des chefs du cartel chez Don Eladio, chacune de ces séquences ont en commun une mise en place et un suspense redoutable qui préfigurent à chaque fois un événement inattendu. Il est ainsi bien difficile de prédire quel personnage sera sacrifié ou non au détour d'une de ces scènes, toutes aussi cultes les unes que les autres (ma compagne était par exemple persuadée que Hank mourrait lors de la scène du parking).


Une d'entre elles en particulier constitue à mon sens le meilleur tour de force de l'histoire des séries télé. Une scène magistrale, dans tous les sens du terme, et qui a d'ailleurs certainement surpris tous les fans de la série : la mort de Gus Fring.
Si l'on s'attarde sur la longue mise en place de la scène, il est évident que les auteurs et la réalisation nous annoncent clairement la mort du personnage cinq minutes avant qu'elle survienne. Il suffit de voir comment la mise en scène magnifie la dernière marche de Fring au rythme intrigant de la partition métronomique du Goodbye d'Apparat. Tout dans ce grand moment suggère le piège qui se referme sur le personnage. On sait pertinemment qu'il va lui arriver quelque chose car Walter White est passé juste avant dans la même pièce où se rend Fring. Tout le génie de cette séquence tient dans le fait que, malgré les nombreux coups de pouce du réalisateur, on est en vérité bien incapables de deviner ce qui va arriver. La révélation du piège tendu par Walt à Gus est alors tout autant surprenante qu'elle met un terme de manière grandiose à leur antagonisme. Le faciès façon "Double Face" de Gus après l'explosion renvoit alors tout autant à la peluche défigurée flottant dans la piscine de Walt deux saisons plus tôt, qu'à l'ambivalence morale et la "double personnalité" du personnage.


UN CASTING IMPERIAL


Toutes ces qualités d'écriture et de mise en scène ne suffiraient évidemment pas à ériger la série parmi les meilleures sans la présence d'un formidable casting. De Anna Gunn (parfaite en épouse bafouée et versatile) à Bob Odenkirk (le plus sympathique des avocats véreux), en passant par RJ Mitte (dans le rôle délicat de Walt Jr), Krysten Ritter (révélée dans le rôle de Jane) et Betsy Brandt (la très agaçante Marie Schrader), tous rivalisent de talent pour incarner avec justesse leur personnage et leur donner assez de profondeur.


La série est aussi l'occasion pour Vince Gilligan d'offrir à des comédiens longtemps ignorés des castings l'opportunité de briller à l'écran. Souvent cantonnés à des rôles secondaires et assez ingrats au cinéma et à la télévision, des pointures comme Dean Norris (Total Recall, Starship Troopers), Jonathan Banks (Le Flic de Beverly Hills, Gremlins) et Giancarlo Esposito (Usual Suspects, The King of New York) trouvent ainsi leur plus beau rôle avec Hank Schrader, Mike Ehrmantraut et Gus Fring. On remarquera aussi, dans une moindre mesure, les prestations remarquables d'autres seconds couteaux de talents dont Laura Fraser (la perfide Lydia), Raymond Cruz (l'imprévisible Tuco), les trop rares Steven Bauer (le redoutable Don Eladio) et Michael Bowen (l'affreux Jake Welker), John De Lancie (le père surprotecteur de Jane), Danny Trejo (pour une apparition très... tranchante) et aussi l'increvable Mark Margolis (dans le rôle muet mais pas moins difficile du terrible Hector Salamanca). Il faut voir comme la série a ensuite boosté la carrière de certains de ces comédiens.


Mais à ce jeu, c'est bien entendu Bryan Cranston qui se taille la part du lion. Longtemps prisonnier de son image humoristique héritée des sitcoms Seinfeld et Malcolm (inoubliable Al), le comédien trouve ici le rôle de sa vie et livre une prestation phénoménale. Il réussit à "composer" comme peu d'autres sont arrivés à le faire auparavant, et passe à merveille du petit enseignant effacé et frustré au criminel d'envergure, impressionnant de charisme et de méchanceté. Une performance d'anthologie à laquelle répond évidemment celle d'Aaron Paul, tout aussi grandiose de justesse et d'intensité. Les deux vedettes forment ici un duo inoubliable, drôle, touchant, parfois détestable mais terriblement humain.


UNE SERIE ET SON HERITAGE


Terminée au terme de sa 5ème saison en 2012, Breaking Bad figure aujourd'hui parmi ces rares séries à faire l'unanimité. Peu de temps après la fin du show, le créateur Vince Gilligan fut contacté par le scénariste Peter Gould (déjà à l'oeuvre sur BB) qui lui soumit l'idée de développer une série spin-off dédiée à un des personnages secondaires les plus remarquables de Breaking Bad, l'avocat véreux Saul Goodman. Lancée dès 2015 sur les écrans et toujours en cours de diffusion aujourd'hui, Better Call Saul renoue à merveille avec l'univers de sa série-mère, en recycle quelques thématiques, et raccroche progressivement les wagons avec le début de Breaking Bad tout en s'en éloignant drastiquement pour lui préférer une tonalité plus décalée et bien moins tragique.
Fin 2019, Gilligan reviendra à l'univers de la série, surfant une dernière fois sur son succès pour y apposer une continuité aux aventures de Jesse Pinkman. Une fort belle manière de conclure la trajectoire du cancre le plus célèbre d'Albuquerque et de convoquer, de manière très brève, le souvenir de son terrible professeur.

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le 6 juin 2020

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Buddy_Noone

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