Le Précepteur
7.2
Le Précepteur

Émission Web (2018)

Il y a encore deux mois, je ne connaissais rien de ce Précepteur
Enfin rien… Ou presque.
« Presque » parce que passant mon temps sur YouTube à la recherche de vidéos d’acculturation, l’algorithme de Google avait déjà pris la peine de me recommander cette chaîne de vulgarisation philosophique.
Malgré tout, ce serait malhonnête de ma part que de vous dire que je m’en étais alors fait une idée claire tant, avant ces deux fameux mois, je n’avais jamais vraiment pris la peine de creuser ne serait-ce qu’une seule de ses vidéos.
C’est triste à dire mais entre d’un côté ce look de minet bodybuildé et de l’autre ce propos qui n’en finissait jamais de se lancer, j’avais eu vite fait de juger au faciès ce précepteur et d’y trouver là un prétexte pour ne pas aller plus loin dans mon exploration de sa chaîne…
Alors oui – c’est certain – en agissant ainsi je n’avais clairement pas adopté l’attitude d’un sage philosophe. Je n’avais pas pris la peine de questionner mes représentations, de penser contre moi-même ou bien encore de lutter contre ma vile pulsion d’immédiateté.
Seulement voilà, le fait est que jusqu’à encore peu je m’en portais donc très bien…
…Jusqu’à il y a deux mois, donc.


Mais que s’est-il donc passé il y a deux mois – vous demanderiez-vous – pour que soudainement je m’intéresse à ce vidéaste et à son contenu, au point même d’aller jusqu’à en écrire une critique (…Et vous allez voir : pas une petite !)
Eh bien il s’est passé qu’au cours d’une conversation fort intéressante au sujet de l’ouvrage de David Guilbaud intitulé l’illusion de la méritocratie, mon interlocuteur – le fort estimable Florian Malnoe – m’avait proposé de visionner une vidéo de ce Précepteur afin de clarifier sa position à l’égard des discours qui, de nos jours, fustigent la méritocratie.
Ladite vidéo – bien que vieille de deux ans – était effectivement fort à propos puisqu’elle entendait répondre à une démonstration soutenue par Monté sur sa chaîne Linguisticae qui défendait l’idée qu’il ne méritait pas son succès.
Le précepteur s’y exprimait pendant plus d’une demi-heure et cela dans une logique affichée d’alimentation du débat et non simplement de clash ce qui, dans le principe, ne fut pas pour me déplaire…
Seulement voilà, je vous avouerais qu’au bout de cette vidéo ce fut plus que sceptique (et c’est un bel euphémisme) que j’en suis ressorti… Au point de me demander comment l’honorable Florian avait pu se réclamer d’un tel personnage multipliant à ce point les sophismes à l’envie.


Cette vidéo et ce qu’elle contenait, je n’y reviendrai pas parce qu’au fond j’en ai déjà beaucoup dit dans l’espace commentaire du fameux livre de Guilbaud.
Ce ne sera de toute façon pas nécessaire dans la mesure où cette vidéo n’est malheureusement pas une exception mais bien une règle. Car pour me faire une idée plus large de cette chaîne – mais aussi pour comprendre l’étrange engouement qui tourne autour d’elle – j'ai pris la peine de l'explorer un peu plus au cours de cet été.
Parce que oui, il se trouve qu’engouement il y a bien.
L’air de rien, mon compagnon-éclaireur est loin d’être le seul à tresser des louanges à celui qui s’est autoproclamé Précepteur de philosophie depuis maintenant plus de quatre ans.
En cette date du mois d’août 2022, la chaîne cumule 610 000 abonnés, et les commentaires présents sous la dernière FAQ publiée sont loin de faire dans la demi-mesure.
« J'aime vous écouter, j'admire votre façon de vous exprimer. »
« Bravo pour ce travail hautement pédagogique qui instruit jusqu'en Afrique. Merci beaucoup. »
« Vos mots et réflexions semblent toujours atteindre le cœur de cible. Chapeau et gratitude pour l'apport considérable à mon mode de réflexion. Vous êtes ma source de philo de prédilection, comme pour tant d'autres je présume. »
« Merci à toi j'ai eu 14 en philo au bac grâce à tes vidéos. »
…Et je tiens à préciser que je n’ai pas eu besoin d’aller au-delà des dix premiers commentaires pour trouver ceux que je viens de vous citer. (Je précise aussi qu’aucun de ces commentaires n’a bénéficié d’un épinglage de l’auteur). »


Je ne vais pas vous mentir, il m’a fallu m’enquiller quelques vidéos avant de vraiment comprendre ce qu’était vraiment cette chaine et surtout comment elle parvenait à susciter autant d’enthousiasme et d’adhésion…
…Et finalement les plus instructives n’ont pas été celles où ce Précepteur pratiquait son office de vulgarisateur en philosophie, mais plutôt celles où il parlait davantage de lui, ce qui n’étonnera en rien celles et ceux qui me connaissent, tant j’aime toujours en apprendre sur d’où parlent les gens.
C’est ainsi que j’ai appris que derrière le Précepteur se cachait Charles Robin, professeur particulier de philosophie à Montpellier…
Un Charles Robin qui, indéniablement, sait se vendre… Du moins qui sait se vendre auprès d’un certain public.


Dans ses deux dernières FAQ en date – la septième et la sixième datant respectivement de février 2022 et septembre 2021 – il s’y disait être un homme qui a toujours été « sensible aux mots », qu’autrefois, au lycée, il était « un petit con prétentieux » ; « persuadé d’être plus intelligent que tout le monde » et ayant surtout « le désir de le montrer », mais que depuis il en était revenu.
Il y disait aussi son goût de penser contre lui-même, de « se glisser dans la conscience de l’autre pour tenter de comprendre comment il per[cevait] le monde », de ne pas se conformer à des « catégories préétablies » – au « prêt-à-penser » – cultivant sa « libre-pensée » en luttant contre le fait que certaines questions qui sont posées dans les grands débats de société ou les grands débats politiques « ne soient appréhendées qu’au travers du prisme de la doxa, de la pensée dominante » qu’il qualifie par ailleurs de « poison de la philosophie et de la libre-pensée en générale ».
Il y signale d’ailleurs aussi qu’il a déjà pris la peine d’explorer sur sa chaîne la pensée de « philosophes avec lesquels [il n’était] pas du tout d’accord » précisément parce qu’il estimait qu’ « à un certain niveau la quête de la vérité passe par ce type d’exercice. » Il ne manque au passage pas non plus de louer sa capacité à « parler sans aucune animosité avec quelqu’un qui sera[it] aux antipodes de [s]es opinions dès lors que cette personne [serait] dans une démarche de dialogue ; dans une démarche de compréhension réciproque. » Il ne veut pas devoir parler que de choses avec lesquelles il est d’accord sinon il « aurai[t] l’impression de marcher sur un tapis roulant […], d’être un hamster qui se donne l’illusion d’avancer alors qu’il tourne en rond. »


Dans cette logique-là, il met d’ailleurs en avant sa capacité de « ne [pas] préjuge[r] de la pensée des gens simplement sur l’une de leur position », « laissant toujours une place à la possibilité de changer d’avis » Il pose même carrément comme étant son « combat intellectuel » à « mener au quotidien », de « pouvoir tout entendre et de tenter de tout comprendre ».
C’est d’ailleurs ce souci permanent à sortir des idéologies et des camps cloisonnés qui l’incite à se tenir éloigné de la politique et du verbe creux qu’elle génère. Il dit « préfére[r] pour [s]a part un peu moins de grands principes mais un peu plus de cohérence entre [s]es opinions et [s]a pratique quotidienne. »
…Et c’est vrai qu’au regard de son ton posé et de son phrasé lent, on serait tous tentés d’y croire – je pense même d’ailleurs que Charles Robin y croit lui-même – mais le problème c’est que ses vidéos d’analyse philosophique révèlent un tout autre bonhomme.


Déjà, un simple aperçu sur les 103 vidéos disponibles au moment de la rédaction de cette critique permet un peu de donner le la de cette chaine.
Pas mal de vidéos sur la conscience, la finalité et la finitude. Difficile aussi de ne pas repérer assez rapidement que les penseurs existentialistes, idéalistes et stoïciens occupent sur cette chaine une place prépondérante.
Bergson, Pascal, Hegel, Sartre et Spinoza ont déjà eu droit à plusieurs vidéos.
Parmi les penseurs contemporains il est difficile de ne pas remarquer non plus la présence d’Henri Comte-Sponville, du coach en développement spirituel Eckart Tollé, ou bien encore de deux vidéos sur Jean-Claude Michéa : l’une intitulée « le libéralisme, les origines de la gauche » et l’autre intitulée « la religion du progrès, les impasses de la gauche »
…Mmmh, comment dire…
A première vue il y a quand-même une petite coloration idéologique là, non ?
Pour quelqu’un qui considère que la quête de vérité passe par le transfert de conscience hors de ses propres grilles de lecture, j’ai quand-même l’impression que Charles Robin vient souvent s’abreuver à l’eau du même ruisseau…
…Mais bon, un bon philosophe ne présumerait sûrement encore de rien avec si peu d’informations en main. C’est pourquoi j’ai décidé d’explorer quelques-unes de ses vidéos d’analyse, abordant en priorité celles sur lesquelles j’avais un minimum d’expertise…


Pour celles et ceux qui ne le sauraient pas, mon champ d’expertise à moi, c’est l’Histoire.
Alors forcément – vous pensez bien – sitôt j’ai vu une vidéo intitulée « Hegel et le sens de l’Histoire » que je m’y suis jeté.
Avantage pour Charles Robin : je n’ai jamais lu d’ouvrage de Hegel, du moins pas intégralement. Le Précepteur jouait donc à domicile puisque ce n’était clairement pas avec mes rudiments que j’allais pouvoir étudier son propos dans le détail.
Pourtant, malgré ça, c’est peu dire si ce qui a été dit dans sa vidéo m’a fait grincer des dents.


Rien que la première phrase m’a posé tout de suite souci : « Bonjour à tous. Aujourd’hui on va parler de Hegel et du sens de l’Histoire. »
Dit comme ça, j’avais l’impression que d’emblée le Précepteur posait l’idée de l’existence d’un « sens » à l’Histoire comme étant déjà pleinement acté.
Il n’avait pas été dit « la vision de l’Histoire selon Hegel », ni même « le sens de l’Histoire tel que le penserait Hegel ». Non c’était bien « Hegel » d’un côté et le « sens de l’histoire » de l’autre, comme deux entités déjà pleinement constituées.
Alors rassurez-vous je ne vais pas faire les trois quarts d’heure de vidéo en chipotant comme ça sur chaque phrase, mais si je me permets de vous en parler c’est parce qu’en fait, cette amorce, elle pose tout de suite le ton, et surtout elle questionne tout de suite les intentions et le positionnement de l’auteur de la vidéo.


C’est quoi le projet ?
Est-il question dans cette vidéo de simplement rendre accessible la pensée d’Hegel en se contentant d’expliquer ce que ce dernier appellerait « le sens de l’Histoire » ? …Ou bien cette vidéo induit-elle l’idée que « bien évidemment qu’il y a un sens dans l’Histoire ! » et que Hegel va nous le démontrer ?
En tout cas le Précepteur prend pour parti de commencer sa vidéo non pas en parlant d’Hegel ou bien en posant les bases de la pensée hégélienne pour comprendre comment le philosophe wurtembergeois appréhende l’Histoire. Non, à la place il préfère partir de l’idée commune qu’on se fait du sens de l’Histoire.
« De nos jours certains parlent de sens de l’Histoire pour qualifier certains phénomènes politiques ou économiques qu’ils considèrent comme la destination naturelle de l’Humanité. Parler de sens de l’Histoire, c’est donc dire que la trajectoire suivie par l’Humanité n’a rien d’hasardeuse – n’a rien d’accidentelle – mais qu’elle est au contraire une conséquence logique et nécessaire de son développement. »
Et vas-y que « certains diront que la mondialisation, c’est le sens de l’Histoire. » parce qu’au départ on était des petites communautés etc. Puis ça enchaine avec du « certains [autres] diraient que la démocratie, c’est le sens de l’Histoire » partant du principe que les premières civilisations étaient nécessairement despotiques et blablabla… « Certains » ici. « Certains » là… Mais c’est qui « certains » ?
C’est Hegel qui dit ça ?


Est-ce que c’est Hegel qui dit et qui pense que « la démocratie ou la mondialisation ne pouvaient pas être le point de départ de l’Histoire humaine, [qu’]elles ne pouvaient être que le point d’arrivée ; [qu’]elles ne peuvent être que le résultat d’un processus historique qui ne peut s’accomplir que par stades. »
Et ça ? « Respecter les stades d’évolution pour que l’évolution ait du sens », un peu comme il faudrait respecter que l’enfant passe par l’étape de l’adolescence pour atteindre l’âge adulte. C’est de Hegel ça aussi ?
Et cet exemple des dynasties pharaoniques pour y affirmer que les « concepts de démocratie et de droits de l’homme n’[y] avaient aucun sens » parce qu’ « on n’en était pas [encore] là », c’est toujours du Hegel ?
En tout et pour tout, pendant les DIX premières minutes de la vidéo, le nom de Hegel n’aura été prononcé au bout du compte qu’une seule fois, et ça aura donc été dans la première phrase :« Bonjour à tous. Aujourd’hui on va parler de Hegel et du sens de l’Histoire. »


Alors moi j’ai déjà pas mal de gros problèmes avec ce début de vidéo.
D’abord on nous affirme des trucs sans citation, sans référence, sans même savoir si c’est du Hegel ou du Robin. Et si le nom de Hegel refait enfin son apparition au bout de 10 minutes et 20 secondes de vidéo, à aucun moment on ne nous donne malgré tout la possibilité de faire le tri, de se reconnecter à l’auteur, voire même de comprendre d’à quel point le Précepteur transforme le propos originel.
Pour seule et unique référence on ne trouvera que cinq liens laissés en description ; des liens pour qu’on puisse acheter par nous-mêmes lesdits bouquins sur Amazon (je vous jure que c’est vrai). Autant dire que, déjà, je me retrouve avec la contrainte d’aller vérifier par moi-même tant les conditions permettant d’établir un rapport de confiance à l’égard du vulgarisateur ne sont pas établies…
…Mais de ça on en reparlera juste après, parce qu’au-delà de ce premier problème-là, il y a aussi tout simplement le fait que ce qui est dit au sujet de l’Histoire ne colle presque absolument en rien aux paradigmes actuels de ce qu’est cette science sociale…
…Et moi autant je trouve intéressant de voir comment un penseur ancré dans son temps et sa condition comme peut l’être Hegel pense l’Histoire, autant je trouve ça intellectuellement très scabreux, voire même socialement très dangereux de dérouler une vision de l’Histoire totalement factice et orientée idéologiquement comme si elle allait de soi ; comme si elle découlait d’un raisonnement logique et acquis.


Parce que non, il n’y a PAS de sens à l’Histoire… Du moins il n’y en a pas au sens où le Précepteur la présente, c’est-à-dire comme un cheminement qui va « dans une certaine direction ; que c’est souhaitable et inexorable ».
Pour voir un sens en Histoire, il faut clairement sélectionner les informations ; exclure tous les éléments qui vont dans le sens contraire à cette démonstration. Bref, il faut manipuler les faits pour aboutir à une vision biaisée du réel.
Il suffit d’ailleurs de reprendre les deux exemples du Précepteur pour s’en convaincre.


Il nous dit par exemple que la démocratie serait le sens de l’Histoire ; que d’abord les sociétés auraient été despotiques – prenant l’exemple des premières civilisations de l’Orient ancien – pour ensuite devenir progressivement démocratiques et libérales, lesquelles constitueraient une finalité des civilisations humaines…
…Le problème c’est que, d’après ce que l’on sait aujourd’hui de l’Histoire des premières civilisations de l’Orient ancien, c’est que celles-ci ont sûrement été des démocraties avant de devenir des États autoritaires. Thorkild Jacobsen, spécialiste de premières civilisations de Mésopotamie, relève notamment le fait que les premières cités sumériennes devaient certainement être dirigées par des assemblées d’hommes libres durant au moins trois siècles avant de basculer vers des régimes monarchiques…
…Et d’ailleurs ce n’est même pas si singulier que ça, puisqu’on retrouve ce même type de système oligarchique aux origines de la fondation des premières cités indiennes ou d’Athènes…
D’ailleurs l’Histoire de France ne contredit-elle pas elle aussi la vision de Charles Robin ? Les idéaux démocratiques de la Révolution de 1789 n’ont-ils pas été annihilés par le despotisme napoléonien ? Ceux de 1830 par Louis-Philippe ? La Seconde République n’a-t-elle pas été renversée par le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte ? …Puis la troisième par celui du maréchal Pétain ? …Puis la quatrième par celui du général de Gaulle ?
Aujourd’hui peut-on d’ailleurs considérer l’évolution de la Cinquième République comme allant vers plus de démocratie ? Peut-on d’ailleurs dire qu’avec l’émergence du bloc Chine-Russie-Inde on assiste actuellement à une marche naturelle et inexorable vers les démocraties ?


Moi, avec le même type de biais et avec la même gratuité intellectuelle, je pourrais parfaitement remplacer l’affirmation de Charles Robin par celle-ci : « l’autoritarisme, c’est le sens de l’Histoire ».
…Et même chose concernant la mondialisation soit dit en passant !
N’assiste-t-on pas depuis ces dernières années à l’ébranlement de la mondialisation ?
Remise en cause de l’hégémonie américaine, reconstitution de blocs y compris dans l’échange des matières premières et des biens de consommation, relocalisation des activités…
Qui nous dit que dans un siècle, avec le changement climatique et la raréfaction des ressources, le monde ne sera pas tombé dans une réalité à la Mad Max ou – moins radicalement – dans une refragmentation politique, économique et culturelle, un peu comme ce qu’on a pu connaitre en Occident chrétien après le démantèlement de l’Empire romain ?
Vouloir faire de la mondialisation une finalité de l’Histoire, ça n’a pas de sens. Du moins ça n’a pas de sens quand on la pose comme un constat plutôt que comme un souhait, un fantasme ou un projet.


M’enfin bon… On pourrait toujours rétorquer face à ça qu’au fond il n’y a rien de bien grave là-dedans. Même si c’est maladroit, confus et erroné, au moins le Précepteur offre-t-il à percevoir la vision que Hegel porte sur l’Histoire, et que c’est toujours ça d’acquis pour qui prend la peine de l’écouter…
…Mais sauf que – comme déjà énoncé un peu plus haut – même cette exigence-là n’est pas remplie par cette vidéo dont on parle.
Pour s’en rendre compte, il faut aller oser se confronter à la pensée du philosophe. Aller à la source. Le problème c’est que, comme je l’avais déjà signalé précédemment, moi je n’ai jamais lu d’ouvrage de cet auteur. Et vu que le Précepteur est très flou sur l’origine de ses informations et qu’aucun des titres qu’il référence n’est facilement trouvable sur le net en version libre (mais aussi et surtout parce que je n’avais pas envie de me coltiner du Hegel en plein mois d’août !^^), j’ai décidé a minima d’aller faire un tour sur Wikipédia et de confronter les dires du Précepteur à ce je pouvais y trouver.
Histoire de cibler mes recherches, je me suis simplement contenté de l’article consacré aux Leçons sur la philosophie de l’histoire, principal ouvrage de pensée hégélienne sur la question. Cet article fait l’équivalent d’une grosse vingtaine de pages et contient pas moins de 57 notes infrapaginales renvoyant à La raison dans l'histoire, de 67 autres notes renvoyant aux Leçons sur la philosophie de l'histoire, ainsi que de 83 renvois supplémentaires à de la bibliographie diverse.
Alors certes, je n’ai pas pris la peine de vérifier l’exactitude de toutes les citations et le fait que l’article corrobore l’image que je me faisais de la pensée hégélienne jusqu’à présent ne peut suffire à en valider avec certitude l’exactitude du contenu.
Néanmoins cet article présente au moins le mérite d’offrir des conditions suffisantes de réfutation et il sera assez facile pour qui voudra aller plus loin que moi dans ses recherches de rapidement trancher le vrai du faux.
En attendant d’éventuels retours sur la question, je trouve que le simple fait d’opérer un comparatif entre ce que le Précepteur dit de la pensée hégélienne et ce qu’en dit la fiche Wikipédia offre déjà quelques pistes de pensée intéressantes pour se faire une petite idée du niveau d’analyse offerte par cette vidéo intitulée Hegel et le sens de l’Histoire.


Bon déjà, premier constat que je fais, c’est que la fiche Wikipedia a au moins le mérite de faire les choses dans le bon sens. On part de la pensée de Hegel et surtout on ne cesse d’articuler son propos autour de citations de Hegel.

Mon sentiment après une bonne grosse heure de lecture et de prise de notes a d’ailleurs été qu’après une telle lecture j’ai eu l’impression d’avoir bien mieux cerné et plus en profondeur la pensée de Hegel sur l’Histoire qu’après trois-quarts d'heure de vidéo du Précepteur.
A cela s’est ajouté le fait que j’ai pu lever quelques interrogations sur ce qui, dans la vidéo, relevait de Hegel ou de Robin. Oui, d’après Wikipédia, Hegel considère bien que l’Histoire suit une finalité. Oui aussi, il considère bien que l’affirmation de l’individu, des droits et des libertés de l’individu vont dans le sens de l’Histoire et qu’ils en sont une certaine forme d’aboutissement. Et oui enfin, Hegel fait bien la comparaison dans son deuxième chapitre entre les étapes d’évolution de l’Histoire et les trois âges de l’homme : enfance, adolescence et vie adulte.


D’ailleurs, pas mal du reste du contenu énoncé par Charles Robin dans sa vidéo colle à peu près à ce qui a pu être dit dans l’article de la pensée hégélienne : l’idée que « notre esprit individuel soit un fragment de l’esprit du temps » – ce fameux « Zeitgeist » cher aux philosophes allemands de cette période – ou bien encore que le sens de l’Histoire soit à prendre pour Hegel comme une « direction » mais aussi comme une « signification. », que le cours de l’Histoire ne serait dès lors pas être lié au « hasard » et que « les grands hommes » seraient bien des individus portés par leur temps pour accomplir ce dont l’Histoire a besoin pour s’accomplir…
…Et quand le Précepteur conclut sa vidéo en affirmant que « plus l’histoire progresse [et] plus nous progressons vers la conscience. Plus les hommes se rapprochent de l’Esprit et plus l’Esprit se rapproche des hommes, pour ne plus finir qu’à ne faire qu’un. » il est totalement dans le ton d’un Hegel que Wikipedia cite ainsi : « La particularité de l'Esprit d'un peuple "se manifeste dans la conscience spécifique qu'il a de l'Esprit." ».


« Bon bah alors où est le problème ? » pourraient dès lors réagir certains…
…Si globalement le propos du vidéaste colle à peu près à la philosophie qu’il était question de vulgariser, l’essentiel ne serait-il pas sauf ?
Eh bien justement, de ce que je sais d’Hegel et de ce que m’en a dit l’article de Wikipedia sur les Leçons de Hegel, l’essentiel n’est clairement pas sauf.
Car c’est quoi l’essentiel de la pensée de Hegel concernant l’Histoire ?
Eh bien déjà l’essentiel il se révèle sitôt prend-on la peine de situer l’auteur pour mieux saisir sa pensée.
Alors oui, Hegel est bien un philosophe qu’il faut savoir insérer dans ce courant de pensée qui lui est contemporain et qu’est l’idéalisme allemand. Pas de souci, là-dessus…
Mais il convient aussi de rappeler que Hegel est aussi un contemporain de la Révolution française, des guerres napoléoniennes et surtout – sur la période durant laquelle il donne ses Leçons – de la montée des nationalismes, et notamment du nationalisme pangermanique tel que Fichte a pu le théoriser ou le développer.
Et puis enfin, il me paraitrait fort problématique d’oublier de signaler que Hegel est aussi issu de la haute bourgeoisie wurtembergeoise et qu’il est également un luthérien pratiquant, car ce n’est vraiment qu’en posant tous ces éléments sur la table qu’on comprend dès lors mieux la vision et le discours hégéliens.


Parce que ce n’est vraiment pas anodin que d’affirmer que l’univers se divise entre un monde physique et un monde psychique ; entre la nature et l’Esprit, entre la raison et la passion…
…Pas plus qu’il n’est anodin de concevoir un enchainement des événements qui soit linéaire, avec un début et une fin, au service de l’accomplissement de la volonté d’une puissance spirituelle transcendantale.
Ce type de pensée-là, ça n’a rien de singulier du tout. Dans le monde des idées, c’est même idéologiquement très facilement identifiable et nommable.
Car ce qu’évoque là Hegel, c’est juste de la philosophie chrétienne. Pur jus.
Dès lors rien d’étonnant à ce que Hegel parle d’Histoire qui serait universelle et qui aurait une finalité inexorable à accomplir. Dans la mythologie chrétienne, l’histoire de l’Humanité se déroule bien d’un début à une fin ; entre une situation initiale tirant l’homme de son état de pécheur à un état final où ce dernier sera parvenu à s’élever jusqu’à Dieu…
…Un homme qui aura mené son élévation par le fait de se distancier des questions terrestres pour mieux agir et penser tel que Dieu le souhaite. L’homme est chez Hegel « l'être en qui l'Esprit agit ».


…Et quand Hegel pose la liberté comme état naturel – comme substance – de l’Esprit, il fait moins référence aux Lumières qu’à l’esprit de la Réforme luthérienne qui aspire à recouvrer ce christianisme originel plus horizontal et démocratique que celui qu’aurait dévoyé l’Eglise catholique romaine.
D’ailleurs, quand Hegel s’efforce d’illustrer son image d’homme ayant besoin de passer d’un état de nature brut à un état fini où il s’est pleinement révélé en tant qu’esprit libre, il prend pour exemple… Jésus.
« Dans la religion juive l'Esprit n'est représenté encore qu'abstraitement », alors que, via son incarnation en Jésus, « Dieu se révèle comme Esprit ».


Et s’il est bien gentil d’évoquer le zeitgeist présent dans la philosophie hégélienne, il aurait pu être très intéressant de la part du Précepteur – pour ne pas dire indispensable – d’évoquer aussi les autres formes d’esprit que conçoit Hegel…
Il y a d’abord le volksgeist – l’esprit du peuple – dont Hegel dit qu’il habite indissociablement tout esprit individuel libéré. Et au-dessus de ce volksgeist il y aurait le weltgeist, un « Esprit universel » qui s’exprime au travers de toutes les consciences humaines et qui est en fait conforme à l'Esprit divin « dans la mesure où Dieu est omniprésent, il existe dans chaque homme et apparaît dans chaque conscience ».
Ainsi Hegel a beau prôner la liberté de l’individu à s’exprimer pour ce qu’il est qu’en contrepartie il énonce l’idée que tout individu vraiment libre ne pourra que sentir se « former en lui » la conscience du peuple. Dès lors, d’une part les esprits individuels vraiment libres ne pourront jamais vraiment se distinguer de leur volksgeist de même que d’autre part les individus vraiment libres « seront [spontanément] tous poussés à défendre leur patrie, à faire valoir les buts de leur peuple »
…Et pourquoi est-il intéressant voire fondamental de considérer ce pan de pensée nationaliste que le Précepteur a oublié d’évoquer dans sa vidéo ? …Eh bien tout simplement parce qu’en tirant le fil de cette pensée nationaliste, on découvre rapidement que la liberté de l’individu chez Hegel est plus que conditionnée et que ses valeurs libérales affichées se retrouvent très rapidement bornées.


Ainsi, chez Hegel, les individus n'ont de la « valeur » que « lorsqu’ils sont conformes à l'esprit de leur peuple ; lorsqu'ils sont ses représentants et s'adjugent un rang particulier ». D’ailleurs il avance aussi cette idée que la volonté subjective de l’individu ne peut exprimer sa réalité nationale et universelle que dans l’État ; seule figure concrète où peut s’exprimer les trois composantes de l’Esprit en tant que conscience et puissance d’agir. Ainsi « l’État est la réalité où il trouve sa liberté et la jouissance de sa liberté. C'est le lieu de convergence des facettes concrètes de l'existence ». C'est dans l’État que « la liberté devient objective et se réalise positivement ». Ce n'est que dans l’État « que l'homme a une existence conforme à la Raison ». Et comme, d’après Hegel, la liberté consciente ne peut être rendue possible que lorsque « l'individualité est positivement présente dans l'être de la divinité », il va aussi de soi que « l’État repose sur la religion » et que l’éducation donnée aux citoyens ait pour but de faire en sorte « que l'individu cesse d'être quelque-chose de purement subjectif et qu'il s'objective dans l’État », car « tout ce que l'homme est, il le doit à l’État », « c'est là que réside son être »


Bref, si je résume bien : l’individu selon Hegel n’exprime vraiment sa liberté que lorsqu’il se plie à l’État et aux règles que ce dernier édicte ; de la même manière qu’il n’a de valeur que s’il est représentant du peuple et qu’il se plie à l’esprit de son peuple, lequel esprit inclut nécessairement la religion de ce dernier.
Ce ne serait donc que dans ces conditions que, toujours selon Hegel, chaque peuple pourrait, « incarne[r] les principes que l'Esprit a trouvés en lui et qu'il a dû réaliser dans le monde » afin d’accomplir son rôle au sein de l’Histoire universelle.
Car oui – et là-dessus le Précepteur a raison – Hegel considère que l'Esprit de chaque peuple est « le chaînon dans le processus par lequel l'Esprit [universel] parvient à la libre connaissance de lui-même » et « il tend vers lui comme s'il constituait la fin de son être ». Ainsi, « une fois cette fin atteinte, il n'a plus rien à faire dans le monde ». De là Hegel en déduit-il une chaîne d’accomplissement dans ce long processus d’accomplissement humain ou chaque peuple « représente un degré particulier du développement de l'Esprit » Ainsi, en Afrique, « l'homme reste arrêté au stade de la conscience sensible d'où son incapacité absolue d'évoluer ». L'Asie, au contraire, est le lieu de « l'égoïsme, de l'absence de limitation des désirs et l'extension démesurée de la liberté ». L'Europe, enfin, est « le pays de l'unité spirituelle, du passage de cette liberté sans mesure à la réalisation particulière, à la maîtrise acquise sur la démesure, à l'élévation du particulier à l'université, et la rentrée de l'esprit en soi »
…Et je vous donne dans le mille : qui en Europe est aujourd’hui le peuple le plus conscient de lui-même et se devant d’accomplir son devoir historique ?
Eh oui ! Vous l’aurez compris, d’après Hegel « ce sont les nations germaniques qui, les premières, sont arrivées, par le christianisme, à la conscience que l'homme en tant qu'homme est libre, que la liberté spirituelle constitue vraiment sa nature propre » !


Voilà, c’est ça le vrai sens de l’Histoire de Georg Wilhelm Friedrich Hegel !
Ce n’est pas cette image qu’en donne la vidéo du Précepteur, c’est-à-dire d’une idée plus ou moins acquise selon laquelle les événements s’enchaineraient selon une logique évolutive nous conduisant vers un absolu de félicité que serait un monde de mondialisation et de démocratie libérale. Non. C’est au contraire une pensée très ancrée dans son contexte historique et dont la première finalité a été de servir de justificatif idéologique à un projet d’État allemand unifié reposant à la fois sur la religion, le nationalisme, le libéralisme, et la soumission des masses face à leurs élites bourgeoises.
Avouez tout de même que ce n’est pas tout à fait la même chose !


Et qu’on ne me dise pas que ce que je viens de vous écrire ne pouvait pas tenir dans une vidéo de 45 minutes. Qu’on ne me dise pas non plus que ce que je viens d’écrire était trop compliqué à assimiler pour le public du Précepteur au point qu’il faille lui simplifier les choses pour les lui rendre plus accessibles.
Non.
D’une part, à un tel niveau de remodelage du propos d’un auteur, on n’est plus dans la simplification mais bien clairement dans la déformation ; voire – s’il y avait malice derrière ça – dans la manipulation
…Et puis d’autre part les carences intellectuelles des gens ont aussi bon dos. S’ils ont été capables de suivre et de comprendre la vidéo publiée sur Hegel par le Précepteur, il n’y a aucune raison pour qu’ils ne comprennent pas les quelques paragraphes que je viens d’écrire de mon côté.


Dès lors, face à ce constat, revient dans mon esprit cette question initiale. C’était quoi le projet de cette vidéo sur Hegel ?
Charles Robin avait-il vraiment l’intention de faire de la vraie vulgarisation mais sans y être parvenu faute de compétences suffisantes pour cela ? …Ou bien Charles Robin aurait-il cherché à nous filouter, usant de cet art de la ruse dont Hegel se fait d’ailleurs le chantre ?
Pour ma part – et notamment pour ce que j’en perçois – j’aurais tendance à dire « les deux mon capitaine »…
…Même si – on ne va pas se mentir – j’aurais initialement davantage tendance à pencher pour la deuxième. ;-)


Parce que c’est bien gentil de dire de soi qu’on refuse de se conformer à des « catégories préétablies » – au « prêt-à-penser » – et qu’on entend mener au quotidien un combat intellectuel contre ce « poison de la philosophie et de la libre-pensée en générale » que serait le fait de n’appréhender les idées « qu’au travers du prisme de la doxa, de la pensée dominante »
…Mais encore faut-il l’appliquer au quotidien.
…Encore faudrait-il « préfére[r] […] un peu moins de grands principes mais un peu plus de cohérence entre [l]es opinions et [l]a pratique. »


Car Charles Robin en dira ce qu’il en voudra, le fait est que son logiciel de pensée est quand même beaucoup moins hétéroclite qu’il ne le prétend.
L’individu, la liberté, la tolérance, la flexibilité, le mérite, le refus des catégorisations sociales, le refus d’un État autre que gendarme, le refus des étiquettes, le ni-droite ni-gauche… Tout ça aussi, un peu comme Hegel et sa vision du monde fait de matière et d’esprit, est aisément identifiable et nommable : ça s’appelle le libéralisme.


Il suffit d’ailleurs juste d’écouter le début de l’interview donnée chez Absol – laquelle portait sur son rapport à l’enseignement de la philosophie et à l’Éducation nationale – pour retrouver dans toutes les réponses de Charles Robin des caractéristiques propres à la pensée libérale.
D’un côté le « programme prive le professeur d’appliquer sa liberté pédagogique » et de l’autre « le professeur […] pense que, parce qu’il détient le savoir, l’élève doit se soumettre ; se plier. »
« L’éducation nationale [aurait] la prétention à l’absolutisme du savoir – au totalitarisme du savoir – sans se rendre compte que ce totalitarisme empêche de transmettre quoi que ce soit. »
Le rôle de l’école serait avant tout de laisser l’élève exprimer ses prédispositions mais « ces prédispositions ne trouve[rai]nt pas forcément le moyen de s’exprimer dans un système aussi rigide que celui de l’Éducation nationale française, qui est basé sur l’intelligence théorico-rationnelle. » Charles Robin dit d’ailleurs également à ce sujet : « Pour moi on a tous des prédispositions et ces prédispositions-là l’Éducation nationale devrait idéalement – je dis idéalement parce que je ne suis pas dupe, je ne suis pas naïf au point de croire que l’Éducation nationale aurait pour mission l’accomplissement de l’essence humaine, non je n’y crois pas – mais par contre offrir le cadre d’expression d’une certaine disposition. »
En fin de compte, le meilleur moyen de faire à l’école, toujours d’après Charles Robin, ce serait pour le professeur de simplement dire ce qu’il pense d’une chose, demander ensuite à l’élève ce qu’il en pense, puis ensuite demander l’autorisation (sic) à l’élève à exprimer ce que le professeur en pense. « A partir de là on voit sur quoi on est d’accord, sur quoi on n’est pas d’accord. je ne cherche pas à imposer ma vision sur la tienne et tu ne cherches pas à imposer la tienne sur la mienne, mais à la fin on en sortira grandis, on en ressortira enrichis du témoignage de l’expérience de l’autre. »


« Se soumettre. Se plier. Rigide. Absolutisme. Totalitarisme (carrément) » …pour parler d’un côté de l’Education nationale…
« Laisser exprimer. Prédispositions. Autoriser. Accomplissement de l’essence humaine (carrément) » …pour parler de l’école idéale ou du rapport enseignant/élève idéal.
A un moment il évoque même l’idée « d’exigence méritocratique qui nous permet de nous élever malgré tout »
…Mérite.
…Elévation.
Les mots ont un sens.
Pour quelqu’un qui prétend être « sensible aux mots », il n’y a quand-même rien d’anodin à qualifier de « totalitaire » ce qui reste – aussi défaillante et critiquable soit-elle – qu’une école publique, gratuite, laïque et (conditionnellement) obligatoire.


Alors oui, que ça plaise à Charles Robin ou non, je le répète : les mots ont un sens.
Ils ont même une utilité fondamentale.
Ils ne sont pas que des cases pour enfermer les gens ou pour dénaturer des choses. Ils sont aussi des outils qui aident à penser ce qu’on voit et ce qui nous entoure.
Le mot libéralisme n’est pas un gros mot. Il est juste un système de pensée – une idéologie – qui se distingue et se reconnait de par ses singularités.
Alors certes, comme pour toute autre idéologie, le libéralisme n’est pas un ensemble uniforme. D’un côté on retrouvera les ordolibéraux qui considèrent que l’Etat n’est légitime à exercer son autorité régulatrice et sa force coercitive que dans le domaine de la sécurité voire des mœurs, quand de l’autre côté de l’échiquier on retrouvera les socio-libéraux qui, eux, considèrent que l’interventionnisme dans les domaines de l’économie et de la solidarité sociale sont totalement compatibles avec les principes du libéralisme…
…Et au milieu de tout ça on retrouvera toute une série de déclinaisons où le libéralisme se sera mélangé avec d’autres idéologies préexistantes : ainsi pourra-t-on parler de libéraux-libertaires, de libéraux conservateurs, de libéraux autoritaires, de national-libéraux, de démocrates-chrétiens… Les catégories, dénominations, limites et autres recoupements sont certes sujets à débat pour éviter les raccourcis réducteurs et les amalgames, mais en attendant ces outils de pensée sont là et – bien qu’imparfaits – ils n’en restent pas moins opérants.


Par exemple quand moi j’écoute Charles Robin – que ce soit chez Absol que dans ses vidéos d’analyse – je ne retrouve absolument rien du vocable d’un social-libéral. Par contre j’y entends pas mal de national-libéralisme auquel se greffe parfois quelques éléments de libéralisme libertaire.
Dire cela ce n’est pas chercher à le dénigrer ni le réduire.
Dire cela c’est juste chercher à le situer pour mieux le comprendre.


Percevoir dans la pensée de Charles Robin du national-libéralisme ponctué de quelques touches de libéralisme libertaire, ça permet tout de suite de comprendre pas mal de choses.
Ça explique par exemple peut-être pourquoi d’un côté le Précepteur a su – ou voulu – parler du Hegel qui considère l’avènement des libertés individuelles comme la finalité de l’Histoire alors qu’il n’a pas su – ou voulu – parler du Hegel étatiste de l’autre.
Ça explique aussi peut-être pourquoi sur les 103 vidéos postées à ce jour, la totalité d’entre elles s’inscrivent dans un champ de pensée très « libéro-compatible » et que les rares qui ont été consacrées à des penseurs qu’on classerait traditionnellement à gauche n’abordent que des thématiques libertaires.
Par exemple une seule vidéo est consacrée à Marx… Et elle ne traite que d’aliénation.
Pourquoi pas de vidéo sur Marx et le capital, Marx et la lutte des classes, Marx et le matérialisme dialectique ? …C’est qu’il aime bien ça la dialectique le Précepteur, alors pourquoi pas ? …Hein ?

Pourquoi une vidéo sur Comte-Sponville mais pas sur Lordon ?
Pourquoi une vidéo sur la main invisible selon Adam Smith mais pas sur la propriété telle que pensée par Pierre-Joseph Proudhon ?
Et puis, tout bêtement, pourquoi tous les penseurs de gauche invoqués – à part la maigriotte vidéo sur Marx – s’avèrent-ils être tous des libertaires ?
…Qui plus est des libertaires défendant le libéralisme contre les dérives de l’Etat ou du socialisme, voire des deux ?


Weil, Sartre, Orwell, Michéa pour ne citer qu’eux…
« Politique = mensonge : pourquoi il faut supprimer les partis politiques. »
« Les origines de la gauche : le libéralisme. »
« Les impasses de la gauche. »…
…Des titres qui en disent quand-même long. Surtout qu’à côté de ça on n’a pas de vidéo sur les impasses de la droite ou encore une autre qui nous dirait que la politique c’est l’émancipation.


A un moment donné je pense qu’il faut savoir arrêter de se raconter des craques.
Non, le Précepteur n’est pas le genre d’homme qui pense quotidiennement contre lui-même.
Non, le Précepteur n’est pas le genre d’homme qui se plait régulièrement à adopter la conscience de l’autre pour tenter de comprendre comment il perçoit le monde.
Par contre, oui il se conforme à des catégories préétablies.
Oui sa « libre-pensée » n’est en fait qu’un prêt-à-penser aisément identifiable…
Et surtout oui, il ne fait qu’appréhender les grandes questions de société et les grands débats qu’au travers du prisme de la doxa, de la pensée dominante.
Parce que la pensée dominante, aujourd’hui, c’est le libéralisme.
Ce sont des partis libéraux qui gagnent les élections. Des idées libérales qui s’expriment dans les journaux, dans les films et sur les réseaux sociaux (…Parce que oui, le « wokisme » dont on aime dire qu’il est un courant de pensée de gauche, est surtout une pensée libérale et libertaire). Ce sont également des logiques libérales qui s’appliquent aujourd’hui au boulot, au bistrot, à l’hôpital… Et même à l’école.
Précepteur… Tu ES la doxa… Du moins tu en es une de ses composantes.
…Alors pourquoi ne pas le reconnaitre ?
Pourquoi à ce point le nier ?


Comme je le disais plus haut, entre incompétence et malice, j’avais initialement davantage tendance à voir dans la démarche de Charles Robin de la malice.
Ses procédés fallacieux semblent trop systématiques et rodés pour qu’ils ne soient pas un minimum voulus et conscientisés.
De par ma position d’enseignant d’Histoire, il se trouve que je suis régulièrement confronté à ces opérations de manipulation historique qui visent à remodeler la réalité factuelle des personnes et des faits.
Polir ici, occulter là et glisser au milieu de tout ça une petite forgerie, c’est au fond le meilleur moyen pour certains d’entretenir et protéger au sein de notre imaginaire collectif certaines figures tutélaires.
Jésus. Jeanne d’Arc. Les Bourbons. Napoléon. De Gaulle… Et à côté d’eux les flopées de penseurs qui vont avec… Les stratagèmes sont rodés et c’est peu dire si, avec le temps, j’ai appris à les reconnaitre, parfois même d’assez loin…
…Alors du coup – vous pensez bien – quand j’ai vu ce bon Charles Robin nous cacher sous le tapis la poussière compromettante du libéral-nationalisme d’Hegel, tout ça en glissant au passage un petit coup de polish sur la figure chérie des nationalistes qu’est Napoléon Ier (Le gars a quand même osé le présenter comme « l’incarnation de l’esprit révolutionnaire qui donna naissance à l’État moderne. ») moi après ça je ne me suis clairement pas embarrassé à chercher midi à quatorze heures. Ses sophismes sur l’Histoire ajoutés aux FAQ, ajoutés à l’interview d’Absol, puis ajoutés enfin aux choix biaisés des auteurs et des sujets : pour moi il n’en fallait pas plus pour définitivement acter les choses.
Voilà un mec qui manifestement naviguait dans la large sphère du libéralisme autoritaire pour les autres et du libéralisme libertaire pour lui-même, et qui comptait bien nous refourguer sa came idéologique mais tout en nous reproduisant à côté de ça l’habituel sketch du « Mais non ce n’est pas idéologique ! Vous voyez de la politique partout ! Moi j’suis ni de droite ni d’gauche ! Je ne crois qu’au pragmatisme et au bon sens… »
…Toi-même tu sais.


Seulement il y a quand-même une vidéo qui a su maintenir chez moi le doute…
…Et cette vidéo c’est celle sur la pensée de Jean-Claude Michéa intitulée : Les origines de la gauche : le libéralisme.
Et si en fait le problème ce n’était pas que Charles Robin soit malhonnête ?…
Et si en fait son véritable problème c’était… Un manque réel de rigueur et de culture ?
Alors je sais, ce n’est pas très flatteur pour Charles Robin que j’émette cette hypothèse-là, mais franchement, au regard du contenu de sa vidéo sur Michéa, on est clairement en droit de le penser.


Le drame survient après huit minutes de vidéo lorsque qu’est présentée la thèse du penseur libertaire ainsi : « la gauche et la droite constituent deux forces politiques qui œuvrent toutes deux au déploiement d’un seul et même projet : le projet libéral. Autre manière de le dire : contrairement à l’opinion généralement répandue, le libéralisme sociétal de la gauche et le libéralisme économique de la droite ne sont pas adversaires, mais complémentaires ».
Je tiens à le préciser tout de suite : je n’ai jamais lu ni écouté Jean-Claude Michéa. Je ne saurais donc dire si l’énoncé que je viens de vous retranscrire correspond fidèlement à la thèse qu’il soutient dans ses ouvrages. Cependant, disposant du minimum culturel requis pour articuler un semblant de pensée politique, je vois déjà par quels angles d’attaque on pourrait faire voler en éclat cette affirmation d’un claquement de doigt.


D’un côté on parle de gauche et de droite sans définir qui ces dénominations impliquent.
Est-ce un simple découpage bipolaire impliquant les extrêmes des deux bords ? Est-ce un découpage qui implique toutes les organisations politiques ou seulement les partis ? S’il ne s’agit que des partis, lesquels ? Comment a été défini l’orientation droitière ou gauchère de chacun d’entre eux ?
Après tout le PS est traditionnellement classé à gauche, mais à considérer ses dernières années d’exercice de pouvoir, plus rien ne semble le rattacher désormais au socialisme ou bien même à la gauche.
Même chose pour LREM (depuis devenue Renaissance) qu’on a initialement placé au centre de l’échiquier du fait que ses cadres étaient à la fois issus du PS comme de LR, mais qu'on a depuis repositionné solidement à droite sitôt l'a-t-on vue exercer le pouvoir.
…A moins qu’en fait, dans cet énoncé, droite et gauche ne soient ici assimilables qu’aux seuls PS et LR, comme au temps d’avant 2017 ? Mais quelle pertinence à faire cela, surtout au regard de la faiblesse que représentent depuis ces deux partis au sein de la représentation nationale ?
Cette phrase prononcée par Charles Robin contient trop d’ambiguïtés et d’approximations. Toute personne à l’esprit un temps soit peu structuré et qui voudrait traiter sérieusement cette question imposerait au minimum qu’elle soit reformulée… Au minimum.
Que va faire le Précepteur de ça ?
Va-t-il apporter des précisions ?
Va-t-il s’efforcer de recadrer un peu le sujet ?
Rien de tout cela. Au contraire, il va se lancer dedans la tête la première.
…Et là, c’est le début du grand malaise.


__
…Grand malaise qu’il vous faudra malheureusement suivre dans l’espace commentaire car SensCritique n’a pas prévu suffisamment d’espace sur ses pages pour accueillir toute ma démonstration ! Je vais essayer de négocier ça avec eux, mais en attendant, bonne suite de votre lecture dans l’espace commentaire ! ;-)

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le 15 août 2022

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