American Gods, Neverwhere, Stardust, Coraline, Des choses fragiles... Neil Gaiman a un univers propre à lui mêlant modernité, fantaisie urbaine et mythologie diverses. Je ne me pencherai pas ici sur les accusations dont Gaiman a fait l’objet ces dernières années et me concentrerai sur l’adaptation d’une de ses oeuvres les plus emblématiques, indépendamment de l’individu à son origine et des faits dont on l’accuse.
Sandman est une série de comics parus de 1989 à 1996 (à partir de 1997 en France...) et dont Gaiman fut le créateur et scénariste. Pour ceux qui ne connaissent pas, il vous est peut-être déjà arrivé de tomber sur une des superbes couvertures illustrées par Dave McKean (Asile d’Arkham, Violent cases) au rayon BD.
Trente-six ans après sa première publication, Netflix nous en propose une adaptation télévisuelle. Un pari audacieux tant l’intrigue de Sandman est aussi complexe que riche en métaphores et en symbôles, mêlant mythes chrétiens, mythologie nordique et orientale, et univers DC (dans les comics, Martian Manhunter fait une apparition et John Constantine a un rôle important).
La série, créée par Neil Gaiman et David S.Goyer (Dark City, Batman Begins), adapte plus ou moins fidèlement les intrigues des comics (certaines fables des comics ont dû être ignorées), tout au long de deux saisons riches en personnages fantastiques, en univers tantôt féériques tantôt gothiques, et en sursauts étonnament horrifiques. Elle prend pour protagoniste Morpheus/Rêve (Tom Sturridge), le seigneur du royaume des rêves. À la poursuite d’une de ses créations ratées, un cauchemar devenu hors de contrôle baptisé Le Corinthien (Boyd Holbrook, inquiétant à souhait), Morpheus s’aventure au début du vingtième siècle dans le monde des humains pour le retrouver. Mais piégé par ce dernier, il se retrouve emprisonné par un sortilège dans le sous-sol de Roderick Burgess (Charles Dance), un riche occultiste qui essaie de lui soutirer le secret de l’immortalité. Son absence au royaume des rêves provoque dans le monde des vivants une épidémie de "maladie du sommeil" (certains dormeurs ne se réveillent plus), tandis que le Corinthien, devenu un tueur en série, a tout loisir d’influencer en mal l’esprit des vivants de ce siècle et de se nourrir des globes oculaires de ses nombreuses victimes. Parvenant à recouvrer sa liberté au bout de 72 ans, Morpheus retrouve son royaume en décrépitude. Le talisman qui lui conférait une partie de son pouvoir a été volé par Ethel Cripps (Joely Richardson), l’ancienne maîtresse de Burgess, devenue immortelle et qui le cède à son fils psychotique. Morpheus en a besoin pour rebaptir son royaume. Dans le même temps, le Corinthien apprend que son créateur est de nouveau libre. Craignant que ce dernier ne retrouve sa trace pour le détruire, il manipule plusieurs mortels dans le but de le nuire. Morpheus, lui, doit faire face aux autres Infinis, ses frères et soeurs, avec lesquels il ne s’entend guère. Surtout depuis que leur frère, Destruction, a littéralement abandonné sa fonction et son royaume, et demeure introuvable, ne voulant pas influencer les humains dans leur propre anéantissement (à l’aube de la découverte de la fission de l’atome). Alors que Morpheus n’a jamais vraiment fait preuve de compassion ni de mansuétude, et s’est toujours fait un devoir de respecter les règles avec la plus grande froideur (contrairement à Destruction), son long passé, semé de doutes et de culpabilité, revient hanter sa mémoire au gré des épreuves qu’il doit traverser et des personnes, humaines ou non, qu’il vient à rencontrer... ou à retrouver. Parviendra-t-il à retrouver tous ses pouvoirs, à sauver son royaume et à arrêter le Corinthien ?
Avec son esthétique fantasmagorique piochant autant dans le merveilleux et la fantasy que dans l’iconographie gothique, Sandman propose un univers foisonnant de détails et d’idées originales (l’amulette de protection, le révélateur de vérité, l’immortalité d’Orphée), riche en personnages ambivalents et en thématiques passionnantes. Si tout commence par l’emprisonnement de Morpheus et se poursuit un temps par la traque du Corinthien, il s’agit surtout d’une succession d’intrigues/contes liées au passé de Morpheus et qui finiront toutes par s’agglomérer dans un final fort en émotions.
Bien sûr, toute la série s’articule autour de la portraiture de son personnage-titre, Morpheus. Arrogant, inflexible et intransigeant, Morpheus est un dieu froid et peu magnanime, et dont le retour après sa longue captivité, va lui permettre d’ouvrir les yeux sur ses erreurs passées (même lorsqu’elles remontent aux premières civilisations) et de révéler peu à peu la part d’humanité qu’il a toujours su étouffer en lui (voir son refus d’aider son fils Orphée).
C’est l’histoire d’un dieu gouvernant avec froideur et neutralité l’inconscient collectif de l’humanité entière sans pouvoir en comprendre vraiment le sens. Jusqu’à ce que l’amour, le regret et la culpabilité ne l’affaiblissent au point de le pousser à faire preuve d’empathie. Durant son périple, il rencontrera une séduisante sorcière, retrouvera son seul ami humain immortel, passera un après-midi ensoleillé à discuter avec sa bienveillante soeur Mort, rendra visite à Lucifer aux enfers, héritera même du royaume de ce dernier, mettra fin au délire de John "Docteur Destin" Dee (adversaire de Batman et de la Justice League, notamment croisé dans le comic Asile d’Arkham), et dissoudra un cauchemar trop dangereux pour, peut-être, envisager de le faire revivre sous une bien meilleure forme.
Il y a autant de personnages que d’enjeux dans Sandman, le principal restant la métamorphose morale de Morpheus. Brèves seront sa visite auprès de son père Temps, puis sa mère Nuit, lesquels se révèleront comme ce qu’il n’est plus, des dieux solitaires, désintéressés de tout, uniquement occupés à leur fonction et totalement indifférent au sort des êtres qui vivent selon leurs lois. Même quand il s’agit de leur propre enfant. "Mais je ne t’aime pas Rêve" se contentera de dire Temps à son fils venant chercher auprès de son père un quelconque secours.
Au final, Sandman parle de libre-arbitre. Son histoire confronte Morpheus face à des choix a priori impossibles, voit un cauchemar refuser sa condition pour se métamorphoser en rêve, et punit par le songe éternel la folie d’un homme qui ne supporte pas l’hypocrisie humaine et soustrait à ses congénères la possibilité de mentir.
La série traite également de solitude existentielle. Autant de celle d’un homme cloîtré dans sa cellule et rêvant d’un monde sans secret, que d’un cauchemar souhaitant devenir un rêve pour être enfin aimé. D’un tueur au sourire et aux yeux carnassiers, mais sanglotant quand vient le moment de disparaître, que d’une élégante sorcière faisant le choix de ne s’attacher à rien ni personne. Il n’y a que les dieux qui supportent cette solitude... et encore. Sans parler de l’humanisation de Morpheus qui se demande s’il est capable d’aimer, Délire cherche désespérément un compagnon quand Destruction fait le choix d’abandonner ses fonctions parce qu’il aime trop les humains. Le marmoréen Destin voit autant de futurs possibles que la compatissante Mort accompagne de défunts dans l’au-delà. Désir complote contre son éternel rival Rêve quand Désespoir s’acquitte de son rôle ingrat en se faisant une raison. Quant à Lucifer, il préfère carrément fermer boutique et prendre congé pour profiter d’un repos bien mérité en contemplant la splendeur de l’océan, loin d’un royaume qu’il n’a jamais souhaité gouverner.
Assis sur son trône, tout en haut de ses interminables escaliers, Morpheus, quant à lui, commencera à prendre la pleine mesure de sa solitude lorsque son éternel amour lui tournera le dos et que le destin lui désignera un successeur. Le coup de grâce sera ses retrouvailles avec son fils. Ironiquement, il n’y a que les trois "bienfaisantes" qui n’ont pas à souffrir d’être seules dans Sandman, elles qui bavardent sans cessent et tissent des liens, tous destinés à être rompus.
À l’inverse de Hob Gadling qui se satisfait de son immortalité malgré l’ennui et les regrets toujours plus grands qu’il ressent siècle après siècle, tout et chacun, mortels ou immortels, semble destiné à disparaitre un jour ou l’autre. Pour renaître sous une autre forme, un autre individu, ou briller quelque part telle une nouvelle constellation dans l’immensité de l’univers dont on ignore d’où viennent les anges. Ces anges apparaissant brièvement lors d’un épisode avant que soit évoqué le mystère de Dieu et de sa volonté, le temps d’un court dialogue.
Sandman, c’est l’histoire d’un être immortel, une déité entièrement dévouée à sa fonction, mais qui s’humanise, prend conscience de ses torts, assume les conséquences de ses choix et accepte son destin quel qu’il soit. Un "Infini" qui choisit de se rendre vulnérable en ouvrant enfin son coeur à tous ceux qu’il a longtemps ignoré pour leur préférer des lois qu’il n’a jamais voulu (ou osé) briser. Alors qu’autour de lui, les autres dieux immortels fatiguent, démissionnent ou s’isolent.
La réalisation est soignée, la direction artistique à tomber, les effets spéciaux de qualité, et les acteurs tous habités par leur rôle. À ce titre, on appréciera ou non, la féminisation des personnages de Lucien et de Constantine. Le fait est que cela n’entraine que peu de différences (même si on aurait bien aimé entendre John Constantine vanner tout ce petit monde). Si la première saison s’avère particulièrement réjouissante de par la découverte de cet univers, ses débordements horrifiques (les épisodes consacrés à John Dee ou au "mauvais" Corinthien) et ses nombreuses orientations narratives (on pourra d’ailleurs apprécier les deux contes indépendants du onzième épisode), la seconde saison pâtit d’une petite baisse de régime mais réserve quelques beaux rebondissements. On regrettera juste le développement un peu survolé de certains personnages, tout comme la relation entre Johanna Constantine et le Corinthien, pas suffisamment creusée. On regrettera aussi que la série fasse l’impasse sur le retour des damnés sur Terre après que Lucifer ait fermé les portes de l’enfer. Bien sûr le format télévisuel ne permet pas la même latitude que le format livresque et il est dommage que certaines des fables indépendantes des comics originaux, incluant Mark Twain, Marco Polo et l’Empereur Auguste (entre autres), n’aient pas été adaptées ici.
Des défauts minimes qui n’empêchent pas d’apprécier ce très joli conte télévisuel à l’univers aussi mélancolique qu’envoûtant, et "aux fins élégantes". Particulièrement réussie, Sandman est une série fantastique de très belle facture, comme on nous en propose plutôt rarement.