Severance
8.1
Severance

Série Apple TV+ (2022)

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Mark S. a les yeux noirs

J’ai plongé dans Severance dans une sorte de joie de la découverte mêlée de curiosité.

Tout tourne autour de Lumon Industries, entreprise créée en 1865 par un dénommé Kier Eagan. On ne sait pas grand-chose sur sa raison d’être, sinon qu’elle possède des bâtiments démesurés au point que vous et moi nous perdrions tous les matins pour rejoindre notre bureau si nous avions la malchance d’y être employés.

Mark S. justement, n’a pas eu de chance. Veuf éploré, il s’est réfugié dans les bras de la dissociation proposée par Lumon (intervention neurochirurgicale brevetée par la compagnie consistant à dissocier au plan de la mémoire, la vie professionnelle de la vie privée) afin d’échapper au chagrin le temps d’une journée de travail classique.

Une fois passé le seuil de l’ascenseur pour s’en retourner chez lui, Mark S. reprend sur ses épaules son identité (en excluant les souvenirs de sa journée de travail bien sûr) et avec celle-ci son fardeau.

Son environnement immédiat est fait de nuit, de neige, c’est le vide et le silence. Son lotissement est un alignement parfaitement symétrique de maisons dans un bleu acier monochrome presque gris préfigurant d’une part la standardisation des biens et des êtres humains opérée par Lumon et d’autre part son emprise sur eux puisque se glissant jusque dans leur intimité.

Les murs nus de son logement de fonction et la lumière crue blanchâtre à l’intérieur soulignent son dénuement affectif et la dépression qui en résulte. Pour y échapper cette fois-ci en état de conscience, Mark S. boit et reboit devant sa télévision, ses yeux grands yeux noirs plantés dans le vide. Le premier épisode de la saison 1 le montre en train de sangloter presque mécaniquement dans sa voiture garée sur le parking de l’entreprise. Les choses qui le faisaient souffrir et qui appartenaient à son épouse ont été reléguées à la cave, image de son subconscient.

Ajoutons à ce portrait réjouissant que Mark S. a une bien étrange voisine, une vieille dame un peu gâteuse mais à priori inoffensive, un peu curieuse mais pas méchante (enfin c’est ce que la bougresse veut nous faire croire…) qui n’est autre que sa patronne à Lumon Industries (non dissociée, évidemment).

Une fois cette information acquise, on mesure d’autant plus la dangerosité à être dissocié et la vulnérabilité des employés qui ont subi cette intervention.

Au travail, Mark S. est un mélange d’obéissance et de résignation, il est un bon petit soldat. Ainsi, lorsque la Direction le nomme à la tête du service de raffinement des macro-données en lieu et place du pauvre Petey, il prend sa suite et tâche de faire de son mieux même s’il doit pour cela se prendre deux fois une tasse en pleine figure. Grâce à l’interprétation magistrale d’Adam Scott qui est plutôt – d’après ce que j’ai lu - un habitué des rôles comiques, le spectateur a devant lui deux figures parfaitement crédibles qui s’ignorent l’une et l’autre : le veuf déprimé et le raffineur résigné sorti temporairement d’une tristesse dont il ignore l’origine et qui essaie d’exécuter au mieux les tâches qu’on lui demande, le tout dans un cadre aussi étrange que routinier.


Helly R. comme Rebellion

Elle a les cheveux roux, d’un roux flamboyant et cette couleur est déjà un indice dans ce monde dans lequel les couleurs chaudes sont interdites.

Elle est la seule femme du service de raffinement des macro-données.

La série s’ouvre sur son éveil improbable sur une table de salle de réunion avec cette question qui sera le fil rouge de toute la série : Who are you ?

À son réveil sur cette table Helly. R. a des airs de petite sirène échouée sur un rocher.

Son énergie et son audace vont réveiller Mark S. de sa passivité et le sortir peu à peu de son simple rôle de supérieur hiérarchique (que de toutes façons il a un peu de mal à endosser) pour l’amener à se questionner sur Lumon et son paquet de règles toutes plus absurdes les unes que les autres.

Très vite, elle veut des réponses tangibles et des preuves contre le système de lois opaques de l'entreprise et décide seule de mettre à exécution ses plans ce qui lui vaudra de passer à un cheveu de la mort.

Helly R. ne sait pas qui elle est à l’extérieur, tout comme les autres employés dissociés avec lesquels elle travaille (Irving et Dylan). Elle découvrira par la suite qu’elle s’appelle Helena Eagan, fille de James Eagan, sorte de Leader Suprême à la tête de Lumon.

Helena E. apparaît – dans ces deux saisons – froide, relativement hermétique à toute forme d’empathie, extrêmement figée dans ses expressions et dans son maintien. Un bref aperçu de ses relations affectives plus que frugales tendent à donner quelques éléments d’explication sur son caractère. En ce sens, Helly R. symbolise tout ce qu’Helena Eagan a soigneusement refoulé au sein de son univers aseptisé (tant au niveau de la décoration que des sentiments) : la colère, la rébellion, la passion amoureuse, le désir, la sexualité.

Quand Helena E. découvre qu’Helly R. est amoureuse de Mark S. grâce à la vidéo-surveillance omniprésente dans les murs de l’entreprise, elle paraît d’abord surprise, comme si elle découvrait une anomalie puis elle devient franchement intriguée et peut-être aussi terriblement jalouse, parce que son autre a commencé à créer quelque chose qui est tout à fait hors de sa portée.


Lumon Industries: prison blanche & déambulations kafkaïennes

C’est un personnage à part entière et il est incarné au sens littéral par plusieurs protagonistes dont – par ordre hiérarchique- Seth Milchik, l’horrible Mrs Cobel, Doug Graner, puis Helena Eagan et son affreux paternel (je me refuse à prendre en compte les grotesques mannequins/graphismes représentants Kier, si ça se trouve il n’a jamais vraiment existé).

L’entreprise est représentée par des décors minimalistes, froids pour ne pas dire cliniques : une aseptisation volontaire en lien avec un dérangeant processus de déshumanisation, le tout en vase clos puisque nulle n’entre ni ne sort sans s’être soumis à un strict protocole d’identification et de fouilles.

Le hall d’entrée de Lumon en est un bon exemple, à la fois gigantesque et vide, plein d’angles et de matériaux durs avec cette gravure en pierre surdimensionnée représentant Kier Eagan, le Père Fondateur dans un style qui rappelle grandement les portraits de Lénine à une autre époque.

Et puis il y a l’ascenseur (qui fait beaucoup penser à un vase communiquant entre le conscient et l’inconscient puisque selon qu’il monte ou qu’il descend l’individu accède à différents niveaux de connaissances sur lui) ces couloirs interminables blancs, d’un blanc éclatant (lavés avec MirLaine) qui m’ont presque fait mal aux yeux et dans lesquels les protagonistes déambulent pendant de longue minutes à chaque épisode. S’ils donnent satisfaction dans leur travail, ils obtiennent le droit d’obtenir de prétendues miettes insignifiantes sur leur Outie ; s’ils se conduisent mal, ils doivent se rendre dans la lugubre Break Room et se flageller verbalement un nombre incalculable de fois.

Lumon possède par ailleurs un certain sens de l’humour – et une bonne dose de cynisme – avec ses récompenses à trois francs six sous (que Dylan affectionne particulièrement), ses phrases d’accroche bidons (« un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle » pour justifier l’implant cérébral) qui insiste encore si cela était nécessaire, sur le peu de considération qu’elle porte à ses employés. Pire encore, elle s’érige en religion avec sa propre mythologie, la célébration abusive des figures qu’elle a choisit d’ériger en modèles, les citations du père fondateur régulièrement rapportées comme de véritables passages bibliques (d’ailleurs je ne peux pas m’empêcher de souligner ici la proximité phonique entre le prénom « Kier » et le nom « Kirk » qui désigne « l’église » en anglais (et qui a donné « Church »).


Innies and Outies : Mais qui suis-je ?

C’est l’une des forces de Severance : les personnages n’ayant pas accès pleinement à leur identité, ils n’en sont que plus mystérieux, ils se découvrent en même temps que nous les rencontrons, progressivement et se révèlent complexes, traversés par le désir d’en apprendre plus sur eux-mêmes et sur leur environnement, régulièrement tourmentés par leur propre part d’ombre.

La série a fait un choix plutôt osé avec cette lecture de l’Innie et de l’Outie, quitte à « partitionner » un individu en deux, comme on le ferait avec un disque dur.

Si Mark S. n’est pas immédiatement concerné par cette opposition entre celui qu’il est à Lumon et à la maison, tout simplement parce qu’au départ, il n’existe aucun point de conflit entre ses deux identités, il est contraint de changer d’opinion sur la question à l’issue de la saison 2 lorsqu’il réalise que son Outie n’aspire qu’à retrouver et sauver Gemma tandis que lui rêve à une vie avec Helly R. Leur opposition est rendue par le biais d’une discussion filmée à l’aide d’une caméra et on comprend bien qu’un renoncement attend l’un des deux quelque part.

Helly R. prend conscience beaucoup plus vite que Mark S. de l’antagonisme entre elle et son Outie, puisque celle-ci lui jette assez rapidement son mépris au visage en niant tout bonnement son existence et sa légitimité à prétendre à une liberté de choix et au-delà, à toute forme de liberté et de libre arbitre: « I am a person, you are not ».

Irving Bailif sur lequel je pourrais aussi écrire un roman tant il y a de choses à dire, est un bel exemple de mystères et de complexité (c’est peut-être l’un des personnages les plus dense de la série). Il apparaît au départ comme un employé un peu terne, endormi, rigide, épris des règles et des textes sacrés de Lumon qu’il cite religieusement comme un prêtre citerait les Saintes Écritures. Il se révèle par la suite attentif, sensible à la beauté, amateur de peinture, rebelle et amoureux d’un autre employé de l’entreprise (d’ailleurs j’ai mis un temps fou à comprendre où la série voulait en venir en ce qui les concerne). Lors d’une promenade dans la glaçante Perpetuity Wing, il aura cette citation qui illustre tout le mal être des Innies :

« It’s an unnatural state for a person to have no history. History makes us someone, gives us a context, a shape. But waking up on that table I was shapeless ».

Ce traitement Innie/ Outie mérite réflexion et je me suis forcément interrogée : qui serions-nous sans une partie de notre mémoire ? Deviendrions-nous étrangers à nous-mêmes au point de devenir deux personnes aussi nettement séparables ? Je n’en sais rien du tout. Sans même perdre la mémoire, l’être humain change constamment au cours de sa vie et la somme de ces changements - souvent imprévus - peuvent le façonner d’une façon si différente de ce qu’il était au commencement. Vous qui me lisez, qu’en avez-vous pensé ?


Severance & Ben Stiller : un monde de couleurs

Le film La Vie Rêvée de Walter Mitty réalisé en 2013 portait déjà la patte de Ben Stiller, reconnaissable avec ce travail méticuleux sur les décors, la précision des plans, le choix des couleurs et notamment l’importance du bleu. Cette couleur est si présente, en particulier chez Helly R. que je me suis demandée sa signification, au-delà de la superposition du roux flamboyant sur ses tailleurs bleus impeccables mais je n’ai pas trouvé d’explication satisfaisante à ce jour (si vous en avez, je prends).

Une partie du casting du film se retrouve également dans Severance (Adam Scott, Olaffur Darri Olafsson). Cette fois, Ben Stiller prend le temps de développer des thématiques déjà émergentes en 2013 telles que le monde de l’entreprise et sa violence, l’identité et l’Amour (je lui mets un grand A car c’est le vrai, le cohérent, celui qui fait envie, pas les niaiseries habituelles avec dix mille rebondissements artificiels).

On notera le glissement des tons du plus froid au plus chaud selon les moments de vie des protagonistes : je vous disais que la vie de Mark S. était grise au commencement. Lors d’un échange avec Helly R. où il commence à lui avouer ses sentiments par un petit « You’re easy to pretend to care about » prononcé du bout des lèvres en baissant les yeux - que j’ai trouvé beaucoup troOop mignon alalalala - un filtre rose les enveloppe.

Par la suite, lors d’un voyage sorti de nulle part, un genre de Team Building dans la neige, Mark. S. ne résiste pas à la tentation de venir rendre visite sous sa tente à celle qui prend pour Helly R. et les deux passent ainsi la nuit ensemble (et à ce moment torride n’est-ce pas, le filtre n’est plus gris, il n’est pas rose non plus, il vire au rouge écarlate, celui-là même que vous fixez lorsque vous êtes coincé dans votre voiture devant un feu de signalisation en attendant le passage au sacro-saint vert libérateur).


Take my hand, it’s (almost) the end

Oui, courage c’est bientôt la fin, vous arrivez au bout de cette interminable pavé que j’ai mis des lustres à écrire.

Les points de vigilance concernent les éléments un peu délirants telles que les chevreaux qui se promènent dans les couloirs de Lumon et le service des Mammifères (ça j’ai trouvé que c’était dangereusement hors sols). J’attends avec impatience la saison 3 qui devrait sortir dans un demi-million d’années (2027?) pour obtenir des explications sur la situation de Gemma.

J’ai été moyennement convaincue par l’explication donnée sur ce que représenterait les 25 dossiers complétés par Mark S. C’est sans doute le danger principal qui guette Severance : créer trop de mystères et de situations ubuesques sans pouvoir les expliquer de manière claire et surtout crédible.

Proximah
8
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Créée

le 20 juil. 2025

Critique lue 25 fois

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Proxima

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