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L'ombre et l'os [Critique de Shadow & Bone saison par saison]

Saison 1 :

On a tous déjà plus ou moins oublié l’émergence d’une littérature pour « Young Adults », qui, à la suite du succès colossal de "Harry Potter", et sur des thèmes largement SF, fantastiques ou heroic fantasy, était sensée redonner – ou plutôt donner - aux adolescents le goût de la lecture, tout en véhiculant des idées progressives sur la position de la femme dans la société, la tolérance et la résistance individuelle au totalitarisme. Au cinéma, les adaptations opportunistes de pas mal de ces « sagas » n’ont produit quasiment aucun film mémorable, à part peut-être les "Hunger Games" dont le visionnage pouvait à la rigueur se justifier par la présence de la lumineuse Jennifer Lawrence. Sensible à cette déroute artistique, le public des salles obscures s’est peu à peu détourné du genre, laissant la porte grande ouverte à Netflix pour tenter d’investir le créneau.

"Shadow and Bone" est l’une des tentatives les plus ambitieuses de la plateforme en la matière, et une adaptation des livres d’une certaine Leigh Bardugo, écrivain « YA » qui semble prouver que le genre n’est pas aussi mort qu’on le pensait : le scénario de la série est a priori basé sur deux livres, l’un faisant partie de la "Trilogie Grisha", et le second de la duologie "Six of Crows", et nous laisserons les fans des bouquins d’écharper en dénonçant les trahisons, ou non, de la série. Si Bardugo a clairement recyclé pas mal de choses lues et vues mille fois déjà, comme la jeune héroïne au destin infortuné qui s’avère « l’élue » dans un monde déchiré par des conflits entre mutants / sorciers et hommes « ordinaires », il y a au moins une originalité dans le monde qu’elle a créé, c’est qu’il est construit sur la culture russe du XIXème siècle, ce qui nous change agréablement des habituelles références anglo-saxonnes !

Le plaisir indiscutable qu’on prendra au cours des premiers épisodes de "Shadow and Bone" vient d’abord de ce cadre original, parfois même assez splendide, mais également de l’intelligence des présupposés de l’histoire : voilà une Europe (version XIXème siècle, donc) dont l’Ouest et l’Est sont séparés par un « rideau de fer », non pardon, de ténèbres, difficilement traversable puisque des monstres y habitent. La création de cette barrière – The Fold – permet à l’Occident de s’affranchir peu à peu de la domination des « tsars » de l’Est, ce qui n’est évidemment pas du goût de ces derniers, le tout se compliquant avec l’utilisation dans l’armée de ces derniers de « grishas », magiciens aux super-pouvoirs redoutés par la population ordinaire. Bref, tout un tas de codes, de repères, de connaissances – sans même parler de vocabulaire - que le téléspectateur se doit de dominer le plus rapidement possible pour comprendre ce qui se passe, et qui aide aussi à ce que le début de la série passe plutôt bien… Car, tant qu’il est occupé à apprendre, le téléspectateur n’a guère de temps pour réfléchir…

… et pour se rendre compte que, de fait, derrière l’originalité du décor - et les effets spéciaux plutôt convaincants -, c’est bel et bien la même soupe qu’on lui sert à la louche ! Il réalise peu à peu que ce qu’on lui raconte n’est ni passionnant, avec des objectifs pour la quête des personnages qui semblent changer presque à chaque épisode (finalement, l’obsession pour l’Anneau chez Tolkien a du bon !), et une histoire qui semble avancer, du coup, sans véritable fil conducteur… Ce qui engendre un désintérêt progressif. Jusqu’à un épisode final qui ne fait pas grand sens, et ce d’autant que – faute de moyens ? prévision de la seconde saison ? – on nous prive de la vision de la destruction que l’expansion de l’obscurité provoque, et donc, quelque part, de la compréhension de l’enjeu de l’histoire.

Du côté positif, soulignons qu’on trouve dans "Shadow and Bone" une poignée de personnages qui ont un peu plus d’originalité et de consistance - et par là même d’intérêt - qu’il n’est habituellement de mise dans le genre, comme le séduisant et donc ambigu Général Kirigan (Ben Barnes, convaincant), ou comme la grisha Nina s’amourachant d’un féroce ennemi de sa race. Grâce à eux, et grâce aussi au minimum syndical d’humour apporté par le personnage de Jesper (l’inconnu Kit Young dégage une vraie classe et crève l’écran !), on suivra donc patiemment les 8 épisodes de la série d’Eric Heisserer (un scénariste qui n’a pas grand-chose de notable jusqu’à présent à son actif hormis le script du "Premier Contact" de Denis Villeneuve).

Le résultat de toute cette débauche d’énergie se résume quand même à guère plus qu’un divertissement léger, qu’on oubliera aussi tôt qu’aura défilé le générique de fin du dernier épisode.

[Critique écrite en 2021]

https://www.benzinemag.net/2021/05/01/netflix-shadow-and-bone-le-retour-peu-fracassant-du-genre-young-adult/

Saison 2 :

On n’avait pas été forcément convaincu par la première saison de Shadow and Bone : la saga Grisha, l’adaptation en série Netflix des livres – à succès – pour « jeunes adultes » de Leigh Bardugo. Et voilà qu’on sort de cette deuxième saison beaucoup plus convaincu : que s’est-il passé pour qu’on se mette cette fois en mode binge watching pour dévorer ces 8 nouveaux épisodes ?

L’un des éléments de réponse est clair : deux ans ont passé, et les acteurs ont vieilli, à un âge déterminant qui leur permet de passer du stade d’adolescents – régulièrement peu crédibles dans des rôles de guerriers, de politiciens, de chefs de bande, de leaders charismatiques – à celui de jeunes adultes, beaucoup plus en phase avec l’histoire que la série raconte. L’histoire elle-même, et c’est logique, s’est déployée, pour devenir plus ample, plus riche en conflits, en tension et en suspense.

Car cette fois, alors que Kirigan a survécu et qu’il revient lutter contre Alina avec des ressources bien plus grandes (ses invincibles guerriers de fumée), la petite bande qui tente de sauver le monde de l’invasion de l’obscurité va avoir fort à faire pour simplement survivre. D’un côté, il y une quête d’artefacts pour augmenter les pouvoirs d’Alina, de l’autre il y a la rencontre avec un flibustier charmeur qui va s’avérer bien plus que ça. A partir de là, il vaut mieux ne rien révéler d’une suite de péripéties plutôt haletantes, qui plus est construites autour de personnages qui gagnent nettement et en profondeur et en ambigüité. La très intéressante conclusion, avec une dernière scène stupéfiante, précise bien ce qui est latent tout au long de la série : la différence entre Bien et Mal est beaucoup plus floue que l’opposition entre obscurité et lumière laisse a priori penser. Grâce au charme de Ben Barnes dans le rôle d’un « Darkling » fasciné et amoureux de son ennemie jurée, mais luttant également contre la souffrance que le Mal provoque en lui, il est impossible de ne voir qu’une vision manichéenne des forces vitales. On est bien plutôt dans une représentation philosophique orientale où l’équilibre entre Yin et Yang est essentiel, et la rupture finale de cet équilibre permet à Shadow and Bone de dépasser le cliché du happy end artificiel. Le dernier plan sur le visage d’Alina Starkov (Jessie Mei Li, beaucoup plus convaincante dans cette seconde saison que dans la première…) est particulièrement puissant, et donne vraiment envie de voir la suite de l’histoire.

Tout n’est malheureusement pas parfait encore : la construction scénaristique est occasionnellement maladroite, et frustrante pour le téléspectateur. Trop de personnages, trop de péripéties se déroulant en parallèle, avec deux fils narratifs entre lesquels Shadow and Bone fait des allers-et-retours, voilà clairement le prix à payer d’avoir voulu assembler en une seule série deux sagas distinctes, celle de Grisha (les orphelins du royaume, Le dragon de glace et l’oiseau de feu) et celle des Six of Crows (Six of Crows et la cité corrompue) : qui trop embrasse, mal étreint, et si, on l’a dit, on prend cette fois le temps de mieux comprendre chacun des personnages, il y avait certainement matière à aller moins vite, et à séparer les deux séries.

Autre problème, lié sans doute aux contraintes budgétaires, c’est le manque d’envergure des conflits : alors qu’on parle de royaumes en guerre, de menace planétaire, etc. le conflit se réduit quasi toujours à quelques dizaines de personnes qui se battent… au point que dans l’avant-dernier épisode, la « grande confrontation finale » devienne vaguement ridicule dans la modestie.

Ce qui nous ramène à ce qui est finalement la vraie force de Shadow and Bone – ce qui nous va très bien, ne nous mentons pas – le charisme de plusieurs personnages, portés par de belles interprétations. On a déjà parlé de Ben Barnes, mais Kit Young – un peu moins sur le devant de la scène cette fois-ci, malheureusement – crève littéralement l’écran à chaque apparition (et sa romance homo avec Wylan est une très belle idée…). Quant au nouveau venu, Patrick Gibson (The OA), il dégage ce genre de charisme exceptionnel qui laisse entrevoir un bel avenir pour lui au cinéma…

… Ce n’est d’ailleurs pas le moindre paradoxe d’une série aussi clairement féministe que Shadow and Bone que de voir ses meilleurs moments reposer sur la performance d’acteurs mâles !

[Critique écrite en 2023]

https://www.benzinemag.net/2023/04/05/netflix-shadow-and-bone-saison-2-en-net-progres/

EricDebarnot
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le 5 avr. 2023

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Eric BBYoda

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