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Si je voulais paraphraser Clémenceau, je dirais que l'Histoire est une chose trop sérieuse pour être confiée à des scénaristes de télévision. J'ai bien voulu pardonner les raccourcis, anachronismes et distorsions en tout genre de Rome ou des Tudors, parce qu'au moins cela contribuait-il au rythme et à l’énergie de ces séries. The Borgias, à l'inverse, simplifie à outrance et cela ne la rend que plus barbante !


Cette série estampillée BBC est morte prématurément après trois saisons et enterrée depuis 2013, mais alors que je m'apprête à continuer mon examen de chaque tome du manga Cesare consacré au plus célèbre membre de cette famille sulfureuse, je me suis dit que cela valait la peine de faire un rapide détour dans le temps pour montrer ce qu'il ne faut pas faire lorsqu'on s'attaque à des monuments aussi controversés que les Borgias.


D’un côté, en effet, nous avons le fruit d'une collaboration extraordinairement méticuleuse entre l'excellente dessinatrice Fuyumi Soryo et l'historien Motoaki Hara, spécialiste de l'Italie du Rinascimento. De l'autre, une co-production télévisée irlando-canado-hongroise signée Neil Jordan, réalisateur du biopic Michael Collins à une époque ou Wikipédia n'existait pas. Je dis cela car il s'agit sans doute de sa principale source sur The Borgias.


D'ailleurs, l'origine irlandaise du showrunner me surprend, car j'aurais juré qu'il s'agissait d'une série écrite par des protestants britanniques ou américains. Je ne suis moi-même pas catholique, ma parole n'a donc pas valeur d'expertise, mais je trouve que l'incompréhension fondamentale du christianisme dans l'Italie du XVème siècle est l'un des problèmes majeurs de cette série. La vision du catholicisme romain par les scénaristes est tout bonnement trop manichéenne, semblant confondre cynisme et impiété. Leur définition de sa complexité semble ainsi se réduire à insuffler un esprit libertin et libéral aux Borgias et aux cardinaux leur étant acquis, tandis que l'extrême rigueur religieuse du cardinal Della Rovere, de Savonarole et de l'Ordre dominicain est assimilée à un fanatisme intolérant mais intègre.


Un peu simpliste, comme Weltanschauung, non ? C'est faire peu de cas de la dimension fondamentalement eschatologique du monde chrétien, dont la transition du Moyen-Age vers la Renaissance tient pour l’essentiel de la vue de l'esprit. Allez parler de "retour aux idéaux de l'Antique" aux amérindiens sur le point de se faire évangélisés à coup d'hallebarde par les conquistadors, phénomène encouragé par le pape Alexandre VI, né Rodrigo Borgia ! Désolé, mais que la conquête des Indes occidentales se résume dans la série à un gag sur l'importation du tabac me laisse un goût autrement plus sale dans la bouche que celui de son premier cigarillo dans celle du Très Saint Père…


Le point de départ de The Borgias était pourtant aussi intéressant que pertinent : comment une famille de self made men comme ces rejetons de la noblesse valençaise débarqués dans la Cité Éternelle peut-elle croire en la justice divine lorsqu'elle ne cesse de bafouer ses lois les plus élémentaires ? De manière générale, quelle est la place du Divin dans un monde en pleine mutation intellectuelle, spirituelle et technologique ? Hélas, plus qu'un historien, c'est un théologien dont les scénaristes auraient eu besoin comme conseiller technique. Les personnages de la série s'accommodent si bien de leur propre mercantilisme et de l'appel de la chair qu'on croirait que la réforme a déjà eu lieu !


Enfin bon, récemment je me suis engagé à juger le film Troie uniquement sur ses propres mérites et non comme adaptation rigoureuse de L'Iliade, alors autant essayer de faire de même avec The Borgias, non ? Le problème, c'est que même en tant que série politico-romantique, c'est plutôt bancal. Le péché cardinal (je n'ai pas pu résister…) commis par Neil Jordan, à mon sens, est d'avoir à tout prix voulu rendre le clan Borgia sympathique, à l'exception du cadet Juan qui fait office de bouc émissaire – et là encore le trait est forcé, puisque le bonhomme a encore plus de défauts que l'historiographie traditionnelle n'en a attribué à son frère aîné, ce qui n'est pas peu dire.


Attention, je ne suis pas foncièrement opposé à une idée de "réhabilitation" des Borgias, pour peu qu'elle reste de principe et s'appuie sur de solides sources historiques. C'est ce qu'ont fait Soryo et Hara dans leur manga, en jouant notamment sur l'opposition entre la jeunesse et la fougue des jeunes Cesare et Lucrezzia, opposées à l'opportunisme ambitieux de leur père Rodrigo. Ce décalage permet une dynamique intéressante qui n'est jamais vraiment là dans The Borgias puisque la famille y est globalement assez soudée, à l'exception des frasques de Juan. Comment s'investir dans une galerie de personnages lorsque l'adversité face à ces derniers est aussi limitée, aussi bien en dehors qu'en leur propre sein ?


Mais je ne veux pas jeter la pierre qu'aux scénaristes. De fait, il est intéressant de noter que les deux autres séries que j'ai mentionnées, Rome et Les Tudors, présentaient des protagonistes aux mœurs tout aussi difficiles à avaler pour l'audience occidentale du XXIème siècle. Pourtant, Kevin McKidd, Ray Stevenson, Polly Walker ou Ciaran Hinds dans la première parvenaient à nous rendre attachants leurs personnages de brutes et de manipulateurs en les remettant dans le contexte de l'époque ; idem avec Natalie Dormer, James Frain et Sam Neill dans la seconde, ce qui venait contrebalancer la fadeur de Jonathan Rhys-Meyers dans le rôle d'Henry VIII.


À trop vouloir racoler un public adolescent, le casting de The Borgias est malheureusement à la traîne. Jeremy Irons n'est pourtant pas un novice (hé hé) lorsqu'il s'agit d'endosser la soutane d'un ecclésiastique (Mission), mais ici son cabotinage ne fonctionne pas. Irons donne tout ce qu'il a mais il n'est crédible ni comme patriarche ni comme Très Saint-Père, de sorte que son maintien au pouvoir paraît dû à la chance plus qu'à sa ruse. Le jeune acteur canadien François Arnaud s'en sort beaucoup mieux dans le rôle de son fils aîné Cesare, pourtant très exigeant ; talentueux et séduisant, il a le charisme requis pour interpréter l'évêque devenu condottiere qui inspira Le Prince de Machiavel. En revanche, je ne supporte pas Holliday Grainger en Lucrezzia ; ses minauderies et ses grands airs m'ont presque réjoui de ses déboires de cœur, autrement inintéressants.


Au registre des erreurs de casting, je me dois également de mentionner Sean Harris en Micheletto, "homme de main" de Cesare Borgia. Harris est un très bon acteur mais il n'est pas crédible une seule seconde dans l'Italie du Rinascimento. Il n'est pas aidé par le script, qui fait de lui un vulgaire assassin issu de la plèbe romagnole, plutôt que l'ami d'enfance de Cesare qu'il était ! Ce détournement de la véracité historique au profit d'un rôle plus "badass" est éminemment révélateur de l'état d'esprit de la série dans son ensemble…


Le casting secondaire est beaucoup plus inspiré, cependant. On y retrouve une pléthore d'excellents character actors, pour la plupart britanniques, dans des rôles récurrents ou le temps d'un caméo : Derek Jacobi, Ruta Gedmintas, Peter Sullivan, Pilou Asbaek, Noah Taylor, Vernon Dobtcheff… le plus mémorable d'entre eux est sans conteste l'inimitable Steven Berkoff, né pour jouer le prédicateur fou Savonarole. À noter également, au niveau des curiosités, la présence de Michel Muller en roi de France Charles VII (!).


Toujours du côté des points positifs, il faut reconnaître que The Borgias a beaucoup d'allure. Que ce soit les costumes ou les décors, la production n'a pas lésiné sur les moyens, et l'argent a été bien employé. On n'est bien sûr pas au niveau d'HBO, mais le travail de reconstitution du Vatican et de la péninsule italienne ravagée par la guerre est suffisamment réussi pour nous détourner de l'ennui profond, voire de l'agacement, suscité par les personnages.


C'est peu, malheureusement. Trop peu. Avec des personnages historiques aussi complexes et fascinants, dans un cadre aussi foisonnant, The Borgias ne peut pas se contenter de la forme. Hélas, saboté par une écriture trop superficielle et en manque de repères historiques et surtout théologiques, qui dessert un casting pas toujours très inspiré, le fond ne tient pas davantage la route. Je n'ai pas vu la série que Canal+ leur a consacrée à la même époque, mais croyez-moi, si vous voulez voir une œuvre de fiction intelligente, pertinente et réfléchie sur les Borgia, jetez-vous sur Cesare de Fuyumi Soryo et Motoaki Hara ! Heureusement qu'on peut compter sur les Japonais pour rendre justice à une période aussi riche de l'histoire européenne...

Szalinowski
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le 16 sept. 2019

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