Ce documentaire dense et passionnant, en quatre parties, dont je décris le développement plus bas, expose la lente prise de pouvoir des entreprises et du "business" sur notre vie à tous, nous, le "peuple" à travers la naissance du consumérisme et de l'individualisme. Il est principalement constitué d'images d'archive, allant du début du vingtième siècle jusqu'aux années 90, des images de grandes villes américaines et de foules, de masse. Une voix off commente en permanence le propos, dialoguant avec de multiples interviewés, spécialistes ou proches de Freud, le postulat de The Century of the Self étant que la psychanalyse freudienne est la clé pour comprendre comment le vingtième siècle s'est créé.


C'est par l'Autrichien et ses théories que tout commence, dans le premier épisode, et aux pulsions incontrôlables qu'il aurait identifiées. Son neveu, Edward Berneys, commercial de génie, dont les clients étaient de grosses firmes américaines, analysa et comprit très vite à quel point ses théories étaient porteuses pour à la fois gagner un maximum d'argent et "garder le statu quo". Convaincu qu'on pouvait vendre des produits à la masse "stupide" si on les liait aux pulsions qu'avait identifiées Freud, Berneys instaura le terme anglais de "public relation" et identifia rapidement comment manipuler la masse : lui faire croire qu'il fallait acheter, pour être heureux et équilibré mentalement, tous ces produits manufacturés créés en surplus après-guerre.


Les années 30-40 et leurs dangereux leaders ont démontré ce qu'on pouvait faire d'une masse pauvre et contrôlée par les émotions. Berneys, lui, vieux cynique en avance sur son temps, était bien entendu en faveur de la "démocratie", comme il l'entend, c'est-à-dire le fameux "statu quo" évoqué plus haut : contrôler cette foule débile, en les focalisant sur leur pouvoir d'achat et leur envie d'acheter, pour ne plus tomber dans les travers du fascisme. Maintenir l'absence de changement : les riches sont de plus en plus riches, ceux/celles qui ont le pouvoir le gardent, et l'établissement d'une prétendue démocratie dirigée par ceux qui produisent ce qu'on nous vend. Il souhaitait créer une ville parfaite, un monde idéal, porteur d'un nom magique : democracity.


Berneys travaillait avec des clients responsables de grosses entreprises, pour faire vendre un maximum de produits, afin de gagner toujours plus de consommateurs. On le voit parader avec fierté, en interviews, sur des plateaux télévisés, lui ce génie manipulatif du monde publicitaire, qui mourut à l'âge de 103 ans.


Le deuxième épisode se focalise sur Anna Freud, qui travailla pour que les idées de son père soient diffusées de par le monde, à la suite de la publication des ouvrages de son père par Berneys. Freud pensait qu'il fallait contrôler et réprimer la foule pour ne pas libérer ses pulsions les plus dingues et dangereuses. Il fallait tout garder en soi, ne pas libérer la force sexuelle en nous, compenser par l'achat compulsif de biens. Sa fille fit de ses théories son cheval de bataille théorique.


Comme raconte le réalisateur Adam Curtis, le consumérisme est pourtant bien une illusion. C'est faire croire aux gens qu'ils ont le contrôle alors qu'une élite les domine. Pour être sûr de ne pas être contrôlé par ces masses fanatiques, dangereuses, non fiables, qui votent pour des extrêmes, on leur donne à voir une belle carotte. Les gens ne sont pas au pouvoir, le désir des gens est au pouvoir. Les gens n'ont aucun pouvoir décisionnel, en démocratie, nous dit le documentariste.


Comme le suggère l'écrivain Henry Miller dans cet épisode, "ce qui est le drame de notre époque, c'est qu'on voit notre souffrance comme problématique, comme une entrave à ce stade lobotomisé de l'existence qu'on appelle "bonheur", et qu'à la place de chercher à l'éliminer, il faudrait voir en quoi elle peut être intéressante pour nos vies. Confronter ses problèmes, plutôt que les éviter et chercher à se "contrôler"." Et par là-même, ne plus chercher une quelconque réponse futile dans l'achat compulsif de biens mais en nous-mêmes.


Le troisième épisode narre l'apparition de l'hyper-individualisme, suivant l'héritage d'un ancien élève de Freud, Wilhelm Reich, qui se détourne du maître et de sa fille, en souhaitant qu'on exprime publiquement nos émotions plutôt que les refouler. "Libérez-vous, sortez de vos corps vos idées folles, devenez qui vous êtes, vous, individu unique sur terre", tel était le mantra chantonné en choeur lors de sessions collectives thérapeutiques dans les années 70, reprenant certaines idées de Reich.


Le marché et la cohorte de public relation travaillant pour le gros business auraient alors repris l'expression, dans les années 80, sauf qu'ils n'appelaient plus à créer sa propre identité ("instead of being whoever you want be"), en se changeant soi pour mieux changer le monde, mais imposèrent cette formule : you can buy your identity. Comment prouver que tu es différent des autres ? En achetant des produits qui font de toi qui tu es, en consommant des biens qui te ressemblent. Cette nouvelle formule permit de produire en masse, non-stop, de manière diversifiée, intense, et surtout sans jamais avoir peur que le filon s'épuise. Inviter au changement en permanence pour rester soi, justifiant l'obsolescence programmée. Le libéralisme était né. La société n'existe plus, il n'y a que des individus qui prennent des décisions individuelles. L'individualisme-roi. On ne se pense plus en tant que groupes, mais en tant qu'individus.


Dans le quatrième épisode, on voit à quel point les politiciens américains et anglais des années 90 sont influencés par ce que désirent ces individus-girouettes. Les entreprises dirigent le peuple et leur désirs irrationnels, raconte The Century of the Self. Les politiciens ne raisonnent plus en tentant de convaincre avec des arguments éclairés, en construisant un débat rationnel, porté sur l'envie de créer une collectivité agréable à vivre. Il n'y a plus de grandes idées portant un groupe de gens, comme le New Deal de Roosevelt, plus de grands projets, de grands mouvements lancés vers le futur, juste une réponse aux désirs aléatoires, futiles et toujours changeants des consommateurs que nous sommes devenus.


Le documentaire est ainsi fascinant par sa description du vingtième siècle où la question primordiale aura été de savoir comment contrôler cette masse toujours plus grande d'êtres humains cohabitant ensemble, de manière extrême et radicale ou démocratique, en interrogeant quelque peu cette notion. Que faire d'autant d'hommes et de femmes, comment nous contrôler et pourquoi, sommes-nous contrôlables, la publicité fonctionne-t-elle de manière si lisible et efficace que cela, sommes-nous des êtres stupides ou dotés d'une complexité non encore exploitée, sommes-nous vraiment entre les mains de ces entreprises, une fois pour toute ? C'est à tout cela que vous réfléchirez en regardant ces 4 épisodes.

Cambroa
8
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le 14 mars 2021

Critique lue 270 fois

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