Avis sur les deux premières saisons:

Le parti pris de Twin Peaks est simple, tellement simple que personne à l'époque ne semble l'avoir compris, surtout pas les producteurs. Lynch l'a ouvertement lamenté après la conclusion de la série. La vérité de la série est dans son pilote: Laura Palmer est morte, emballée dans du plastique, et la petite ville de Twin Peaks est obligée de réagir à cette événement brutal, traumatique et insupportable. Comment celle que tout le monde aimait en est-elle arrivée là? Sans doute parce que, comme le dit Lynch, les apparences sont trompeuses? La réalité se trouvera-t-elle sur un autre plan? De prime abord, la Black Room semble être le moteur pulsionnel qui déraille la réalité bien ordonnée d'une communauté (apparemment) sans histoire. Mais confrontée à la réalité apocalyptique de la mort de sa Homecoming Queen, elle doit prendre peu à peu conscience que ce "çà" est depuis le début ce qui agite ses membres, et que le ver a été depuis le début dans le fruit (quelque chose que Fire Walk With Me soulignera de manière encore plus brutale en brouillant les repères temporels jusqu'à l'impossible, Dale Cooper, Philip Jeffries, Chester Diamond, Laura, Judy, Teresa, est-ce le passé? le présent? ou le futur? qui sait? reste la réalité intemporelle de la Black Room où se croise les lignes de fuite).

C'est pourquoi il n'était pas prévu de révéler le secret du mystère: qui a tué Laura Palmer? Bobby ne le dit-il pas à son enterrement: nous l'avons tous tuée! Ce qui reste alors est de découvrir comment chacun va réagir à l'inévitable réalisation de leur culpabilité.

Beaucoup a été dit sur les aspects les plus saillants du travail de Lynch: la force évocatrice de ses créations visuelles et sonores. Ce qui a moins été discuté, c'est qu'il est aussi un des plus grands directeurs d'acteurs de l'histoire d'Hollywood et c'est cet aspect de son talent qui fait l'écrasante vérisimilitude de son onirisme.

Il est maintenant bien connu que si Lynch réalise Fire Walk With Me en 1992, c'est par amour pour le personnage de Laura Palmer et par désir de lui donner une vie véritable au-delà de son statut de victime (ce qui entre parenthèse fait de Lynch le plus grand réalisateur féministe homme, Lost Highway étant, entre autres choses, une réflexion brutale sur la masculinité toxique et le mensonge au coeur du film noir qu'il prétend être). C'est cet amour maniaque et la performance hors-norme de Sherryl Lee qui font de ce film mal aimé (à l'époque de sa sortie en tout cas) un des plus grands films de Lynch, mais cet amour était déjà au coeur de la série Twin Peaks.

C'est probablement aussi ce qui fait la différence de ton entre la série et le film: le film est focalisée intégralement sur le destin de Laura Palmer, la première demi-heure étant en quelque sorte une prank que nous joue Lynch, nous lançant sur la fausse piste d'un thriller psycholgique à la Silence des agneaux dans la version négative de l'univers de la série avant de brutalement bifurquer sur une étude du monde insuportablement claustrophobique de la subjectivité de sa (vraie) protagoniste. La série quand à elle est un panorama altmanien du monde de Twin Peaks, et tous les personnages sont traités avec un amour qui n'a d'égal que la totale liberté laissée à leur acteur de crever l'écran. Si les personnages sont tous aussi attachants c'est qu'on a directement l'impression qu'il leur a été donné un espace inouï d'existence, qu'ils ont été autorisés à aller jusqu'à l'extrème du grotesque pour découvrir leur vérité. C'est pourquoi, lorsque l'on regarde Twin Peaks, on est saisi par l'extrème véracité émotionnelle du spectacle de ces hommes et de ces femmes. Certes leur comportement peut nous paraitre outré, mais il plonge ses racines au plus profond de leur subjectivité, et c'est ainsi que le décalage dans l'irréel est ancré et que la nature véritable du rêve est révèlée: ce qui fait l'angoisse et la beauté du rêve est le décalage entre la situation (contenu manifeste) et son contenu émotionnel (contenu latent), décalage qui ne semble étrange que parce qu'il apparait évident et organique.

Si vous voulez d'ailleurs saisir ce que je veux dire, regardez à nouveau la saison 2 et comparez les épisodes réalisés par Lynch aux autres et vous comprendrez. L'épisode 14 en particulier illustre à merveille son génie: alors que Leland assassine Maddy à la maison Palmer, Donna, James, Bobby et Cooper qui sont au bar, sont avertis du drame par l'apparition du géant ("It is happening again") et sont écrasés par l'émotion. Pas un mot, juste le corps des acteurs, la musique de Badalamenti chantée par Julee Cruise (RIP), une émotion purement cinématographique, motivée par la logique du rêve, mais totalement authentique et dévastatrice. Cette scène me tue à chaque fois...

C'est pourquoi, la prochaine fois que quelqu'un vous dira que Lynch n'est qu'un frimeur blasé et que ses films ne sont que de l'esbrouffe cynique, vous avez, pour citer Barney Gumble, ma permission de lui cracher à la gueule...

Et pour finir, la liste de mes performances préférées de la série:

  • Ray Wise en Leland Palmer, le GOAT...
  • Jack Nance en Pete Martell, parce qu'il a LA réplique de la série, et ce n'est sans doute pas un hasard si Lynch la lui donne
  • Lara Flynn Boyle en Donna Hayward (c'est con qu'elle ait refusé de reprendre son rôle dans FWWM, et même si Moira Kelly n'est pas mal dans le rôle, elle n'a pas la présence "vieil Hollywood" de LFB)
  • Richard Beymer en Benjamin Horne, surtout après que Ray Wise quitte la série à la moitié de la deuxième saison
  • David Patrick Kelly en Jerry Horne, magnifique de veulerie crapuleuse
  • Miguel Ferrer en Albert Rosenfield, le contrepied et le complément parfait de Dale Cooper
  • Walter Olkewicz en Jacques Renault, et ce même si c'est dans le FWWM qu'il a SA réplique ("I'm blank as a fart")
  • Et bien sûr Michael Jay Anderson en Homme venu d'ailleurs, que serait Twin Peaks sans lui?

Je ne mets pas Sheryl Lee parce que c'est surtout dans FWWM qu'explose son talent....


Et le retour?

Que dire? Que tout ce qui a été dit et écrit est totalement juste? Qu'il s'agit de la meilleure série et du meilleur film des dix dernières années? Que c'est ce que Lynch a fait de mieux tant la série est le précipité de toute son œuvre? Que par contre si on aime pas David on va souffrir une mort aussi lente et cruelle que méritée ?


Tout cela est vrai sans doute...


Plus que tout, c'est la différence de ton qui frappe quand on attaque the Return. On est loin de la chaleur de l'écran 4/3 de la série originelle. On est loin de son découpage encore très télévisuel. Lynch a 15 heures pour poser son tableau et il va prendre son temps! 15 heures qu'il va employer à dépayser le spectateur qui espère revenir au Twin Peaks qu'il a connu, qui souhaite le retour du familier. Hawk est là, Andy et Lucy aussi, mais on est loin de l'humour primesautier originel. Twin Peaks est trempé dans la pénombre, à l'image du commissariat déserté par Hank Truman, accablé d'une maladie sans nom. Le monde de Twin Peaks lui-même semble malade, vicié, accablé d'un cancer indicible mais irrémédiable, le cycle de la violence incarné par Richard Horne, fils du viol d'Audrey Horne par le double maléfique de Cooper. Le monde est plus grand mais abominablement agoraphobe, le nombre de personnages donne le tournis alors que la narration intègre l'histoire de personnages que l'on ne verra jamais (le fameux "Billy").


On peut accuser Lynch de jouer de manière un peu trop évidente avec les attentes du public, de retarder infiniment le retour de Dale Cooper et de l'enfouir à dessein dans les oripeaux d'un Dougie catatonique par exemple. On pourrait arguer qu'il s'agit là du coup qu'il avait déjà initié dans la première demi-heure de FWWM, qui remplace le gai décor connu par sa version merdique de Deer Meadows et le gai luron Kyle MacLachlan par Chris Isaak qui boude. Part16 est de ce point de vue le pied de nez ultime, qui semble dire: bon, ok! Voilà ce que vous voulez, tout est revenu à la normale, tout le monde s'embrasse et le mal est vaincu! Avant de continuer pendant le deux épisodes les plus malaisants de l'histoire du petit écran qui vous assène de la plus claire des manières la vérité du show: revenir à la maison est impossible!


Mais ce contre-pied délibéré ne serait rient s'il n'était compensé par la joie évidente que Lynch a de retrouver ses personnages et ses acteurs. Il joue avec tous ses habitués, il met à la fin de chaque épisode la musique qu'il aime bien, il prend son temps pour fignoler ses petits artefacts sonores et visuels et nous attirer dans la toile de ses obsessions. Cette décontraction totale donne au show un rythme narratif totalement inédit, unique, aussi direct qu'il est sinueux. Les éléments disparates s'emboitent et se déboitent, la seule chose qui maintient le flux narratif étant le mouvement inéluctable vers la réunion finale avant la dissolution. A l'image de Trinity on sent que la rencontre des particules disparates sera ce qui précipitera l'implosion, qu'aucune réunion ne pourra amener la réconciliation. A la fin, après le feu d'artifice, tout le monde est perdu et la lumière s'éteint.


La perte et la mort imprègnent l’œuvre, à l'écran comme derrière d'ailleurs. Jack Nance revient à titre posthume, de même que David Bowie, mort pendant le tournage, alors que Miguel Ferrer et Catherine E. Coulson et Harry Dean Stanton ne devaient pas vivre assez longtemps que pour voir le lancement de la série. Ce sensation ne peut être annulée par aucune joie, même si celle-ci est transcendante. Le passage à autre chose doit être accepté. Le show est fini et il n'y aura jamais plus rien de tel.


Pour fininr, mes performances préférées de The Return:

- Sheryll Lee en Laura Palmer et Carrie Page. La GOAT!

- Harry Dean Stanton en Carl Rodd! Transfiguré depuis FWWM en care-lord dépressif et mélomane, il irradie une humanité d'autant plus déchirante que l'acteur était déjà à l'article de la mort pendant le tournage. La fin de Part6 avec la mère et son petit garçon, totalement aléatoire est aussi totalement dévastatrice.

- Catherine E. Coulson en Log Lady! En parlant d'acteur à l'article de la mort... quand elle souhaite la bonne nuit à Hawk à la fin de Part15... mon dieu, si votre cœur ne craque pas, j'ai pitié de vous!

- Naomi Watts en Jenny-E Jones. Actrice qui n'aura jamais peut-être reçu la reconnaissance qu'elle mérite, Naomi est magnifique de justesse en femme "chiante" au cœur de lionne.

- Laura Dern en Diane. Que dire? Que s'il y a un accord réalisateur/actrice parfait, c'est celui-là.

- Eamon Farren en Richard Horne. Monstrueux! Dégueulasse! Parfait...

- Michael Horse en Hawk. Plus encore que Robert Forster il incarne le cœur du Twin Peaks d'antan, patient et courageux.

- Gadget dans son propre rôle. En allant voir Oppenheimer, je savais que je n'allais pas pouvoir la fermer au sujet de Part8, peut-être le meilleur épisode de TV des 10 dernières années (avec The Law of Non-Contradiction de la saison 3 de Fargo).

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le 24 oct. 2023

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