Si la référence à Carl Theodor Dreyer peut sembler facile, dès que l’on évoque le cinéma danois, elle s’applique pourtant comme une évidence à La dernière nuit de Lise Broholm tant on retrouve ce même gout pour l’ascétisme formel resplendissant, cette même épure au potentiel évocateur incomparable. Pour son premier long métrage, Tea Lindeburg a le bon goût d’associer ce cinéma explorateur du visage féminin (comme dans La Passion de Jeanne d'Arc, Jour de colère...) et le moderne esthétique du female gaze pour aborder aussi bien le passage à l’âge adulte que la condition féminine, pour questionner l’émancipation de ces femmes exposées à une vie aux contraintes polymorphes et sournoises.


Adaptation d’un roman célèbre au Danemark, *Une nuit de mort *(1912) de Marie Bregendahl, La dernière nuit de Lise Broholm affirme d’entrée son désir de faire de la mise en image la chair même de son récit : rien ne sera superflu ici, pas un iota de graisse viendra entraver l’efficacité d’un film qui veut mener son propos tambour battant en moins de 90 minutes chrono ! Tea Lindeburg laisse donc la parole à ses images, à leurs évocations subtiles et parfois ambiguës, prenant le risque de déplaire ou d’être déstabilisant afin de mieux surprendre et fasciner. Afin surtout d’employer un langage suffisamment universel pour questionner son spectateur sur la part d’horreur qui persiste dans le passage à l’âge adulte de la femme : comme si la fin de l’insouciance rêvée de l’enfance ne pouvait se faire sans un envers d’un réalisme terrifiant.


Une considération que le préambule introduit efficacement, avec ce lien fragile qui est mis en avant entre rêve et cauchemar : la jeune Lise Broholm semble mener une existence heureuse au sein de cette campagne danoise aux accents paradisiaques, avant que le grondement du ciel et les nuages sanguinolents ne viennent transformer le décor bucolique en enfer terrestre. Le reste du film évoluera sur cette même ligne de crête où l’on peut basculer d’un extrême à l’autre en un instant, faisant transparaitre sous l’apparence badine de l’image un drame que l’on pressant inévitable. L’effroi se cristallise rapidement avec une mise en images suffisamment sensorielle pour nous mettre sur le qui-vive, en attente constamment des coups de semonce horrifiques à venir. Et si les sens sont ainsi convoqués, c’est grâce au remarquable travail effectué sur les sons et les lumières, nous donnant l’impression de pénétrer à l’intérieur de peintures vivantes, où l’on entend bruisser l’infiniment petit, où l’on réagit au moindre jeu d’ombres et de reflets, où l’on sent glisser ces dernières heures radieuses de l’enfance vers la nuit hantée de l’âge adulte : hantée par la perte de l’insouciance, par les dogmes luthériens et les injonctions sociales, la volonté supposée de Dieu et le désir affiché des hommes.


Subtile dans sa manière d’associer la candeur à l’horreur, Tea Lindeburg s’emploie à nous révéler les zones d’ombre que dissimule la réalité ordinaire, les ténèbres cachées d’un monde que l’on considère comme ordinaire : une vie de famille, une existence où l’on gagne son pain au labeur. Mais grandir, c’est voir le monde autrement, c’est se confronter à ces noirceurs dissimulées, à ces contraintes sournoises afin de pouvoir les dépasser et gouter enfin à l’émancipation. Pour cela, le cadre de l’enfance doit être traversé, comme nous l’indique avec pertinence ces scènes où Lise se trouve au seuil d’une porte, faisant mine de ne pas voir les danses enfantines au sein desquelles elle n’a plus sa place, faisant semblant de ne pas avoir peur de cette réalité d’adulte où l’on devient mère en souffrant. Le regard – celui de Lise que l’on épouse dès le début - devient ainsi le moyen à travers lequel on va questionner le réel. Dans les premières séquences, celui-ci semble doucereux, avec ces intérieurs propices à la flânerie insouciante, et ces extérieurs transformables en terrain de jeu. Mais le monde adulte est un monde où la gravité surgit inopinément, comme nous l’indique habilement ces plans où les cris de douleur viennent prolonger les cris de joie, où les considérations libidinales viennent clore les instants rieurs.


À l’instar de ces chrysalides, dont les papillons éclos seront attrapés par les rideaux de la maison, la fin de la jeunesse semble pousser Lise vers une réalité piégeuse, un monde dans lequel la liberté est continuellement entravée par les croyances et les coutumes. Insidieusement, sa personnalité est façonnée par les regards qu’on lui porte, par les sermons ou jugements émanant d’un père, par les certitudes ou leçons proférées par une grand-mère (importance donnée au rêve, aux préceptes religieux). Le regard d’autrui, notamment masculin, conditionne ainsi son existence de femme, mettant remarquablement en image ce dilemme existentiel qui voit l’individu quitter l’enfance et ses illusions pour un âge adulte aux libertés truquées. Intelligemment, en s’accrochant au regard de l’enfant, en usant de cette confusion entre rêve et réalité, Tea Lindeburg sous-tend une approche véritablement philosophique : questionnant la parentalité à travers les réflexions enfantines (la mère est-elle une figure liberticide ?), avant de se pencher sur la foi et la présence ou non de Dieu. Très bergmanien dans son approche, le film s’empare de la peur de la mort (celle de la mère, que vient astucieusement symboliser la perte de la broche) pour associer doute, foi et émancipation : en doutant de la présence de Dieu (pourquoi fait-il souffrir sa mère ?), en verbalisant son exaspération à obéir à tous les préceptes, qu’ils proviennent de la religion ou des adultes, Lise acte enfin sa sortie du cadre de l’enfance : dépasser ses premières croyances, ses peurs primitives, c’est déjà réaliser l’émancipation.


Si, pour son premier film, Tea Lindeburg semble déjà savoir composer avec ses premières croyances cinéphiles, en se réappropriant le style de Dreyer, en convoquant Bergman (La source, Fanny et Alexandre) ou Tarkovski (Le Miroir) au détour d’une scène, il lui faudra sans doute encore un peu de patience et de travail pour véritablement s’émanciper et ainsi composer un film moins aride en émotion ou inutilement chargé en instant démonstratif. Cela dit, ne doutons pas qu’elle est soit dans la bonne voie tant son sens de l’image est aiguisé, comme nous l’indique cet épilogue qui fait subtilement écho à la première scène : vingt-quatre heures ont passé et tout nous semble différent : les visages portent désormais les traits de la résignation ; quant au paysage, c’est sa dimension carcérale qui saute dorénavant aux yeux. Au bagne du quotidien, le rôle de mère a tout d’une condamnation.

Procol-Harum
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