Nourriture
7.5
Nourriture

Court-métrage d'animation de Jan Švankmajer (1993)

16 minutes d'étrangeté. Qu'est-ce? Que faut-il comprendre?
Peut-être une diatribe culinaire contre la société de consommation et ses ressorts d'effet de masse et de codes, un triptyque malsain bousculant l'humain et ses caractéristiques à travers le temps.
Réalisé dans une esthétique travaillée, sollicitant le stop-motion pour donner une impression de saccadé robotique, on découvre des effets-spéciaux surréalistes pour briser la mimésis, un traitement chromatique grincheux et l'association de bruitages amplifiés et d'une musique de fond agréable au style vintage . Cette esthétique nous immerge dans un univers fictif qui nous pousse à voir au-delà de la réalité, L'univers développé, à la fois décalé et disjoncté, poignant de vérité et complètement loufoque, amène à distinguer à travers l'œuvre de Jan Svankmajer une satire burlesque intense du moment du repas.
Elle traite de l'alimentation industrielle, évoquant le travail à la chaîne associé au petit-déjeuner, critiquant en creux l'automatisation de la société allant jusqu'au -pourtant si humain- moment du repas. L'analogie humain/robot, en face en face comme lors d'un affrontement, peut renvoyer d'une part à la compétitivité industrielle, et d'autre part à la relation conflictuelle entre robotique et humanité, et la dialectique qui les relie: l'Homme lit machinalement les instructions et se déshumanise progressivement ainsi. Où réside la conscience dans tout cela?, reste ouverte cette question, quand l'homme repart comme si de rien était, passant devant une interminable file d'attente.
Cet Homme, conduit par les codes de la société, habitué à obéir, doit alors réapprendre à s'auto-gérer quand il se retrouve délaissé. Le serveur du déjeuner ne répondant pas aux appels des deux clients, serveur dé-personnifié par l'absence de visage montré, rappelle l'idée d'un automate (ambivalence du mot serveur). Il fait inlassablement ses allers-retours. Face à cette non-réactivité, les clients, aux caractères humains différents, l'un plus soigné et l'autre plus rustre, se doivent de prendre des mesures drastiques pour pouvoir survivre. Débute alors un duel entre les deux personnages, qui vont progressivement manger tout ce qu'ils trouvent sous leurs yeux, leurs sources d’alimentation devenant de plus en plus absurdes. Ils dévorent ce que l’industrie les a fait construire. Cette lutte féroce, regards interposés, ré-humanise peu à peu ces deux clients issus du monde social, pour les replier jusqu'à leurs fondements humains les plus primaires: nus comme des animaux, l'homme va aller jusqu'au cannibalisme, pour répondre à ses instincts de survie.
Finalement, l'homme, reste cet être sociabilisé, qui se nourrit sur une table, nanti de récipients et de couverts. Le dîner nous montre un homme plus âgé, peut-être plus mure, plus aboutit, attablé, en train d'agrémenter son plat d'une multitude de sauces, condiments et accompagnements. Mais qu'il y a-t-il dans ce plat? Une partie de nous-même. Serait-ce là une solution? Pimenter notre vie, comme bon nous semble, pour procurer de la saveur l'existence et surtout faire survivre notre humanité, en en sacrifiant une partie. Donner donc une partie de nous-même pour que le reste survive dans cette société qui nous formate dans un effet de masse, qui nous pousse à consommer, à nous consommer. Accepter notre aspect robotique, à l'image d'un bras prothèse auquel on cloute un marteau, un humain qui se tire une balle dans le pied et accepte de devenir cyborg. Mettrais-je mets ma main à couper pour savoir si cela est nécessaire pour survivre dans ce monde? Pour parachever ce cycle, on voit que l'homme ne sera jamais autre chose qu'un animal saturé d'instincts primitifs, mais marqué de toute la pudeur que la société lui a imposé; comme le montre la dernière image.


'Food' fait donc le portrait malsain d'une société malsaine, où l'homme solidement ancré dans un monde industrialisé et automatisé, tente de faire survivre son humanité, bestiale et instinctive. Le film décomposé en trois temps, le petit-déjeuner, le déjeuner et le dîner, montre une espèce d'évolution de la perception. Plongé dans un univers sinistrement burlesque, mêlant robotique, cannibalisme et autophagie, ce court-métrage réveille en nous un terrible dégoût, une nausée renversante. Mais n’est-ce pas tant l’imagerie rebutante de l’univers que notre potentielle identification, qui nous met ainsi mal à l’aise ?

Eliot_Trovero
9
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le 2 déc. 2014

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3 j'aime

Eliot_Trovero

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