Il y a des groupes pour qui le passé est une fondation ; pour Wire, c’est un chantier. Avec Change Becomes Us, sorti en 2013, le groupe anglais revisite et réinvente des morceaux inachevés ou peu diffusés des années 70–80, les remodelant avec la maturité et la rigueur d’un groupe qui n’a jamais cessé d’avancer. Ce projet pourrait ressembler à un simple exercice de style nostalgique, mais Wire y insuffle une fraîcheur étonnante, bien que parfois inégale.
D’entrée, l’album impose un ton curieusement homogène malgré l’origine hétéroclite des morceaux. Ce n’est pas un patchwork vintage, ni un “greatest hits” maquillé, mais bien un album à part entière, avec sa propre cohérence, sa propre logique. Wire ne se contente pas de ressortir des vieilleries : il remanie, restructure, polit, déconstruit, et surtout réécrit. On sent une vraie volonté de donner une seconde vie à ces bribes d’un autre temps, avec l’intelligence et la lucidité que donne l’expérience.
Musicalement, Change Becomes Us est souvent remarquable par son élégance et sa précision. Des titres comme "Adore Your Island", "Love Bends", ou "Stealth of a Stork" témoignent d’une écriture rigoureuse et inventive. Les guitares, tendues mais contenues, les lignes de basse sèches et mélodiques, les rythmiques à la fois mécaniques et souples : tout est ciselé.
Mais il faut reconnaître que, malgré la richesse du matériau, certains morceaux semblent trop contenus, presque neutralisés. Là où on attendrait de la fureur ou de l’audace brute — marque de fabrique du Wire des débuts — on trouve une retenue qui, bien que maîtrisée, frustre parfois l’écoute. Ce n’est pas tant une question de qualité qu’une légère tiédeur dans l’énergie.
C’est dans les paroles que l’album révèle une part de sa singularité la plus vive. Wire n’a jamais été un groupe narratif, et Change Becomes Us reste fidèle à cette esthétique de la fragmentation et du cryptique. Les textes sont pleins de formules lapidaires, de jeux de mots, d’ironie, parfois même d’absurde.
"Adore Your Island" propose une critique voilée du repli sur soi, des illusions modernes de confort et de souveraineté individuelle. Le ton est froid, presque clinique, mais chargé d’un sous-texte politique. De même, "Magic Bullet" évoque des conflits et des stratégies de pouvoir à travers des images abruptes, presque militaires, qui laissent place à l’interprétation. Ce n’est jamais frontal, mais toujours aiguisé. Il faut tendre l’oreille, se laisser surprendre par les dissonances sémantiques.
Cette écriture elliptique, presque poétique, n’est pas toujours accessible — et peut même rebuter — mais elle donne à l’album une densité, une matière à revisiter. Chaque morceau semble porter un fragment d’énigme, comme si Wire refusait encore de se livrer totalement, préférant les angles morts aux grandes déclarations.
Ma note de 7.5/10 reflète cette impression ambivalente : Change Becomes Us est un album intelligent, finement construit, nourri d’un regard lucide sur son propre passé. Il offre des moments de brillance réelle, surtout dans l’écriture des textes et la manière dont Wire revisite son propre langage musical.
Mais il m’a manqué un peu d’instinct, de prise de risque, cette étincelle qui transforme la maîtrise en incandescence. L’album est stimulant intellectuellement, souvent fascinant, mais il reste parfois trop cérébral, un peu distant émotionnellement.
Cela dit, peu de groupes ont su revisiter leur passé avec autant de rigueur et d’élégance. Rien que pour ça, Change Becomes Us mérite qu’on l’écoute — et qu’on y revienne.