La première chose que l’on se dit à l’écoute du premier titre de Coney Island Baby, sorti en 1976, c’est que Lou Reed se fout de notre gueule. Cette petite guitare surf, les chœurs angéliques du refrain, les paroles excessivement naïves contrastent beaucoup trop avec son précédent attentat bruitiste pour que ce ne soit que le fruit du hasard. Par miracle, RCA avait décidé d’accorder une seconde chance à Lou Reed, à condition que cette fois-ci il leur ponde un truc vendable. Coney Island Baby fut la réponse, à la fois taquine et conciliante, de Lou Reed à cette demande. Il ne s’empêcha pas pour autant d’y glisser quelques coups de rasoirs, notamment ce fameux Kicks au milieu du disque, six minutes frénétiques de menaces physiques qui ravirent les nostalgiques du Velvet. Pour le reste, Reed ne s’était plus montré aussi séducteur depuis Transformer. Après avoir endossé un costume de macho dur à cuir, il revenait à ses amours gays, saupoudrant ses chansons d’insinuations plutôt limpides, l’heure n’étant plus aux messages cryptés mais à la célébration. On retrouvait là une légèreté et une élégance à laquelle on n’était plus habitués. A nouveau, Lou prônait une futilité très warholienne, nous suggérant de ne pas prendre tout ça trop au sérieux. Puis, arrivé presqu’au terme d’une écoute certes agréable mais peut-être pas essentielle, arrive la dernière piste, le morceau titre.
Le changement de ton est immédiatement perceptible. Lou Reed chante à la première personne, et rien qu’au timbre de sa voix on sait que cette fois, il ne joue pas au con, il ne se cache pas derrière un autre, c’est bien de lui qu’il nous parle.
« You know man, when I was a young man in high school, you believe it or not but I wanted to play for the coach »
Quand il était môme, nous raconte-t-il, il voulait jouer au football pour le coach. Parce qu’il incarnait à la perfection l’image du mec viril dont il fallait s’inspirer pour se faire aimer des gars du bahut. Ce coach était sûr de lui, grand, fort, et probablement que Lou le trouvait aussi très beau, mais ça, c’était plus difficilement avouable. Au football comme dans la vie, mieux valait taire ce genre de désir et jouer le jeu de la masculinité. Coney Island Baby traite de l’impossibilité de s’intégrer à un monde qui ne vous range pas dans le camp des être humains. Contraint à la solitude, Lou Reed se réfugie dans la musique, et se réconforte en répétant comme un mantra les titres doo-wop qui ont bercé son enfance, le fameux « glory of love » du refrain, et que chantaient The Excellents dans les années cinquante. Contre toute attente, le morceau ne s’achève pas dans l’apitoiement, mais bien dans une forme transcendante d’acceptation de soi. Si ce monde ne veut pas de lui, alors il en choisira un autre, et peut-être même qu’il créera le sien.
« Remember that the city is a funny place / Something like a circus or a sewer / And remember different people have peculiar tastes »
« Souviens-toi que la ville est un drôle d’endroit / Un peu comme un cirque ou un égout / Et rappelles-toi que les gens différents ont des goûts particuliers »
Enfin libre, Lou Reed dépose les armes, et brise le quatrième mur de sa forteresse musicale en s’adressant directement à Rachel, celle avec qui il partage sa vie depuis maintenant trois ans. Il lui dédicace la chanson, l’une des plus belles de son répertoire, et ajoute dans les toutes dernières secondes :
« I swear I’d give the whole thing up for you »
« Je te jure que je pourrais tout laisser tomber pour toi »
Extrait du podcast "Lou Reed, le pire d'entre eux", disponible ici :
https://graine-de-violence.lepodcast.fr/lou-reed-le-pire-dentre-eux-integral